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Focus

Jan Bucquoy cinéaste | Interview longue [2/2]

Jan Bucquoy sur le tournage de "La Dernière tentation des Belges" - (c) photo Cédric Bourgeois
Scénariste de bande dessinée, agitateur culturel, tête pensante et homme à tout faire de lieux culturels singuliers (le café bruxellois Dolle Mol, les Musées du slip et de la femme), assaillant régulier du Palais royal, etc. On en oublierait presque que Jan Bucquoy (° 1945) est aussi cinéaste. Suite de notre entretien au long cours d'il y a quelques mois, à l'occasion de la sortie de 'La Dernière tentation des Belges'.

Sommaire

Buren, Stromae et la poésie de La Louvière

- Philippe Delvosalle (PointCulture) : Tu parlais à la fin de la première partie de cet entretien des rayures de Buren, de la répétition dans ton cinéma. Personnellement, je vois ça de manière plus nuancée. Dans ton cinéma, d’une part, il y a une grande cohérence, des constantes et des fils rouges. Les différents films forment comme une série. Ils sont d’ailleurs numérotés : La Vie sexuelle des Belges #1, #2, #3… Mais, d’autre part, chaque film individuel est assez différent des autres. La Vie sexuelle des Belges est une sorte de chronique tournée longtemps après les faits ; La Fermeture de l’usine Renault à Vilvorde est réalisé en direct en beaucoup plus petite équipe – c’est aussi plus un film de montage ; La Jouissance des hystériques oscille entre un film de casting et un film dans le film, etc.

- Jan Bucquoy : Ce qui relie les films, c’est d’une certaine façon que ça parle toujours un peu de moi, même dans Renault Vilvorde – contre toutes les lois du documentaire, de Wiseman et d’autres, qui refusent la musique, les interviews et revendiquent une certaine neutralité.

Dans mon film, on fait l’amour au milieu des séquences de grève. J’essaye d’obtenir un effet de surprise. Désormais, on pourrait appeler ça « l’effet Stromae » qui, en direct à la télévision, tout d’un coup chante à la fin d’une interview. Il y a un côté poétique là-dedans. On pourrait dire que c’est la poésie de La Louvière, que c’est le surréalisme. Juxtaposer des choses qui n’ont rien à voir et en forment une nouvelle. — Jan Bucquoy

- J'ai aussi l’impression que ça injecte de la contradiction et donc aussi du débat dans des films où tu prends des positions politiques très claires mais qui ne sont pas dogmatiques pour autant. Par rapport à la manière dont tu filmes les femmes, si on regarde mal ou trop vite tes films, on pourrait y voir de la misogynie mais tu t’y fais aussi repousser, remettre à ta place par les femmes…

Jan-Bucquoy "La Dernière tentation des belges" (c) Stenola Productions

Jan Bucquoy - "La Dernière Tentation des Belges" - (c) Stenola Productions

Les femmes dans mes films sont fortes. Et c’est aussi l’idée de ne pas être là pour plaire, d’accepter de se faire mettre en boite soi-même et de relativiser tout ça. Parce que quand tu as une ligne trop clairement tracée, elle sort de la vie. Le vivant est plein de contradictions, ce n’est pas une ligne droite. Les gens aiment croire que cette ligne existe, qu’elle pointe vers un but. Mais le seul but qui existe, c’est le cimetière ! Donc, avant d’y arriver, tu as vraiment le droit de relativiser, d’être ce que tu veux. C’est aussi lié à un mode humoristique qu’on appelle l’autodérision.

Art brut et free jazz cinématographiques

- Certains films de la série ont changé de forme, de texture de l’image. Est-ce dû aux impératifs de chaque projet (par exemple filmer un mouvement social en direct ne permet pas une équipe de tournage classique), à des choix de ta part ou à une réalité économique en termes de budgets que tu aurais subie ?

J’ai été fasciné par l’arrivée des caméras numériques. Enfin, la théorie de la « caméra-stylo » d’Alexandre Astruc, développée dans l’Écran français en 1948, se réalisait ! Aujourd’hui on filme avec les téléphones mais à une époque on était très loin de ça. Quand ces caméras sont apparues, je me suis dit que je n’aurais plus besoin de commissions. On allait pouvoir tourner un film comme on écrit un roman. — J. B.

Après, je me suis quand même retrouvé face à des problèmes de son, de montage… Ce n’était pas évident d’en faire quelque chose de regardable, mais c’était passionnant à faire. Je me suis dit que je n’allais pas tricher, que ces films seraient bruts. C’était mon époque « art brut » ! Comme une sorte de free jazz. C’était intéressant d’aller au bout de cette démarche. On pouvait se laisser aller à l’intuition. C’était un moment de la vie où j’avais un peu envie de cracher sur les attentes du public. Plus tard, après avoir été au bout de l’expérience, tu peux revenir à quelque chose de plus classique. Ce que Godard n’a pas fait par exemple. À partir du saut d’axe qui choquait tout le monde au début de sa carrière, il est parti vers « quelque chose de pas possible » mais de manière têtue. Sans du tout me comparer à lui, je pense que Godard a un problème pour raconter des histoires et que ce problème-là je ne l’ai pas : je sais raconter une histoire ! Et c’est quand même ça le but du cinéma, que les spectateurs ne se fassent pas chier.

Le cinéaste n’est pas là pour montrer ses belles images. Il peut y avoir un côté hyper narcissique dans les images. — J. B.

Entre intimité et grosse production

Jan Bucquoy - "La Dernière Tentation des Belges" - Stenola Productions

Jan Bucquoy - "La Dernière Tentation des Belges" - (c) Stenola Productions

- Dès les premières images (les plans de la falaise à différentes distances, le grain de l’image) de ton nouveau film, il n’y a aucun doute : on n’est plus là-dedans, on n’est plus dans la caméra-stylo et la vidéo. Et au générique de fin, on voit les mentions de la commission, des télévisions, du tax shelter, etc. Ce qui m’intéresse ici, c’est le paradoxe apparent de ce retour à plus de moyens mais pour filmer une histoire extrêmement personnelle et intime…

- Douze ans ont passé depuis L’Art du couple pour lequel j’avais beaucoup filmé mon couple avec une petite caméra, douze ans à rendre possible ce film-ci et je voulais revenir à l’idée d’un film qui soit humble et raconte une histoire. En même temps, quand tu regardes bien La Dernière Tentation, tous les éléments de mes films précédents (les références à d’autres films, aux livres, le casting, les surprises) s’y retrouvent, mais de manière réglée ou maitrisée. L’intention est de raconter une histoire personnelle comme si je te la racontais ici au café. Le montage est plus fluide mais ça reste un film à part.

Wallonie - Flandre - Belgique - Pays-Bas - France

- Ça m’a aussi l’air d’être un de tes films les plus wallons dans son ancrage géographique et, en même temps, Wim Willaert ton nouvel alter-ego à l’écran (après Jean-Henri Compère et toi-même dans les films précédents) a l’accent flamand le plus fort…

- Jevoulais un Flamand qui aille en Wallonie. C’est une « Dernière tentation » pour ce pays tellement spécial et divisé. C’est une dernière tentative de lier tout ça par un Flamand qui vient proposer une utopie en faisant du porte-à-porte en Wallonie. Mais c’est « mission impossible », évidemment. La Flandre se voit comme une Nation, Bruxelles est devenu une espèce de truc européen et la Wallonie regarde toujours vers la France. La Flandre n’a pas besoin de la Hollande, pas besoin d’aller à Amsterdam. Du côté francophone, il y a toujours ce besoin d’aller à Paris !

- Je me suis effectivement fait cette remarque en revoyant tes films : que les Pays-Bas étaient complètement absents de ton cinéma !

Il y a eu une époque où les écrivains flamands étaient édités à Amsterdam et où les Flamands regardaient la télévision hollandaise mais c’est fini. Il y a des séries en Flandre qui font 1 500 000 spectateurs ou des films qui font un million d’entrées... sur six millions d’habitants ! Un Flamand sur six a été voir le film ! — J. B.

ali

Jan Bucquoy - "La Dernière Tentation des Belges" - Stenola Productions
Tout est fabriqué. Mais j’aime jouer avec ça. Quand on montre que c’est du carton-pâte, que c’est faux, l’intérêt se déplace ailleurs : qu’est-ce qu’il y a de vrai dans ce faux. — Jan Bucquoy - "La Dernière Tentation des Belges" - (c) Stenola Productions

Alors que lorsque tu essayes de tout faire paraître vrai (alors que tout est faux), ton message rassure mais ne passe pas vraiment. Dans ce décalage entre vrai et faux les choses prennent une autre profondeur. C’est du cinéma de fiction, donc c’est construit. Ma fille n’était pas du tout chanteuse mais Alice Dutoit (du groupe Alice on the Roof) qui l’incarne l’est et du coup dans le film le personnage le devient aussi. Et ça n’a plus d’importance : l’important, c’est l’émotion. La relation père-fille. Comment un père essaye d’empêcher sa fille de se suicider, comment il s’y prend mal, comment il ne réussit pas à l’en empêcher. Tout en prônant idéologiquement que le suicide est un bienfait (donc là, je ne suis pas sur la ligne du morceau « L’Enfer » de Stromae). Sauf que quand le suicide concerne quelqu’un que tu as fait naître, tu ne l’acceptes pas. Mon film tourne autour de ça et il est plus proche du théâtre que du cinéma dominant.


Interview : Philippe Delvosalle, Saint-Gilles janvier 2022
photo de bannière : Jan Bucquoy sur le tournage de La Dernière tentation des Belges - photo (c) Cédric Bourgeois

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