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Critique

« L’événement » d’Audrey Diwan

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Chronique d’un avortement clandestin dans la France d'avant la loi Veil, cette adaptation du chef-d’œuvre d’Annie Ernaux met en scène le vécu d'un corps en guerre.

Si j’avais à représenter par un seul tableau cet événement de ma vie, je peindrais une petite table adossée à un mur, couverte de formica, avec une cuvette émaillée où flotte une sonde rouge. Légèrement sur la droite, une brosse à cheveux. Je ne crois pas qu’il existe un Atelier de la faiseuse d’anges dans aucun musée du monde, écrit Annie Ernaux en 2000. Ce déficit d’images, on se souvient avec quelle effarante douceur Céline Sciamma s’en était ressaisi dans une séquence mémorable du Portrait de la jeune fille en feu. Ce film n’est pas le premier à parler d’IVG, avant il y a eu Une affaire de femmes, L'une chante, l'autre pas, 4 mois, 3 semaines et 2 jours, et encore bien d’autres. Par-delà ces différentes approches, on voit bien ce qui relie plus intimement Céline Sciamma à Annie Ernaux, et c'est le constat que le vécu des femmes, d'hier à aujourd'hui, attend encore de se dire.

En remontant à la source de la fiction, Audrey Diwan se reconnaît sans nul doute dans ce projet tout en le faisant évoluer. De son point de vue, l’ancrage socio-économique qui inscrit chaque parcours dans un récit unique et argumenté est jugé moins nécessaire qu’insuffisant. Ce n’est pas seulement le manque de représentations que la cinéaste entend combler mais l’ignorance (et le silence) qui porte sur le vécu même de l’acte, une sorte de déni qui tient pour une chose abstraite ce que tant de femmes éprouvent dans leur chair.

Première à faire des études supérieures dans une famille d’ouvriers et de petits commerçants, j’avais échappé à l’usine et au comptoir. Mais ne le bac ni la licence de lettres n’avaient réussi à détourner la fatalité de la transmission d’une pauvreté dont la fille enceinte était l’emblème. J’étais rattrapée par le cul et ce qui poussait en moi c’était, d’une certaine façon, l’échec social. — Annie Ernaux

En France, en 1974, plus de onze ans après l’épisode relaté par Annie Ernaux, l’Assemblée nationale vote le projet de Simone Veil qui libéralise la contraception. L’année suivante est promulguée la loi relative à l’IVG (loi Veil). La ligne du temps a son importance dans la compréhension que l’on peut avoir des personnes qui croisent la route de l’héroïne dans le film : le compagnon de la jeune fille, ses amies, les médecins, la sage-femme. En allant les chercher à l’endroit exact où ils se trouvent, Audrey Diwan ne s’attarde pas à faire le procès des hommes et des femmes qui font de la candidate à l’avortement une pestiférée. Il s’agit d’une époque où les femmes sont seules tenues responsables de ce qu'il advient lors d'un rapport sexuel et où le moindre geste d’aide peut conduire à une condamnation.

Entre le moment où la jeune femme se découvre enceinte et celui où elle ne l’est plus, sa trajectoire est celle d’une étrangeté totale. Face à elle, le spectateur se trouve dans la situation dérangeante d’appréhender l’intériorité d’un personnage auquel il ne peut pas s’identifier. Ce que le film raconte ne peut se réduire au schéma d'une révolte ou à un chemin de croix, même s'il y a quelque chose d’éminemment martial dans l'attitude de la jeune femme, dans sa volonté d’aller de l’avant, d'abattre les obstacles et de se chercher des allié(e)s. Le nerf de la guerre pourrait-on dire n'en demeure pas moins la solitude brutale qui saisit le personnage tout au long du processus, sentiment renforcé par celui d'un arrachement à soi-même. A terme, une métamorphose aura eu lieu. Traduit en langage cinématographique, c’est un compte à rebours rythmé par le calendrier, des jours anxieux vides d’envie, dilatés par l’inquiétude et que les organes hégémoniques désintellectualisent. C’est une caméra à l’épaule qui marche d’un même pas, qui voit ce que voit le personnage, qui respire par son souffle, rallie ses sensations, ses émotions, ses actions.

Répondant avec un grand scrupule au désir de justesse et de concision qui définit l'écriture d'Annie Ernaux, le film est une réussite absolue. De toute évidence, ce résultat doit autant à un dialogue fécond avec l'écrivaine qu'à une cinéphilie qui a su se frayer son propre chemin à travers l’étude admirative du travail des autres (Rosetta, Le Fils de Saul, Black Swan...). Ajoutons que cette capacité de synthèse et d’appropriation est le fruit d’une heureuse collaboration entre Audrey Diwan et son équipe, plus particulièrement Marcia Romano, coscénariste, l’actrice Anamaria Vartolomei, le chef opérateur Laurent Tanguy ainsi que le compositeur Evgueni Galperine.

Si on parle d’appropriation, c’est que le film est aussi pour Audrey Diwan, l’occasion de repenser sa propre expérience à travers le texte et le corps d’autres femmes. Puisque le dispositif d’Annie Ernaux ne laisse aucune place à l’imagination encore moins à l’identification, Audrey Diwan a suivi cette voie tout en s’octroyant certaines libertés dans l’écriture du scénario. En s’éloignant du texte, elle prend notamment ses distances par rapport à l’époque référencée dans le livre. Dans ce flou temporel, la réalisatrice enfouit toute la connaissance qu’elle a d’un avortement - médicalisé en ce qui la concentre. Et comme chez Annie Ernaux : il n’y a pas d’échappatoire. Bravant la logique de la mise en scène immersive, Audrey Diwan parvient alors à transmettre ces vécus emmêlés sans impudeur, dans un présent qui est autant celui de la mémoire que celui de l'actualité - partout dans le monde où l'interdit aggrave le drame.


Texte : Catherine De Poortere


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Sortie en Belgique le 02 février 2022.

Distribution : September Films

Le film est projeté dans la plupart des salles en Belgique.

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