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Critique

« Une histoire d’amour et de désir », un film de Leyla Bouzid

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Second long-métrage de la cinéaste d’origine tunisienne, ce récit d’une quête identitaire bouleverse les représentations de la sexualité masculine dans la culture arabe.

Sommaire

Le regard masculin sur le corps féminin, c’est l’histoire de l’Art en entier. Mais le regard féminin posé sur le corps masculin manque. Avec ce film, j’avais envie d’en proposer un et qu’il soit un hymne au désir physique, un appel à aimer. — Leyla Bouzid

Ahmed quitte la banlieue parisienne où il est né pour suivre des cours de littérature à la Sorbonne. Il n’a pas le temps de prendre ses marques qu’il rencontre Farah, étudiante venue de Tunisie. Les jeunes gens se plaisent au premier regard.

Ces deux événements juxtaposés sont pour Ahmed le point de déclenchement d’une série de confrontations. De celles-ci va découler une prise de conscience quant à ses origines et aux valeurs qui seront les siennes. En attendant, les premiers jours à la fac sont une épreuve. Ayant grandi aux portes de Paris, la ville lui apparaît comme une inconnue. La Sorbonne produit le même effet de façon décuplée : il n'a aucun repère, ne connaît pas les codes. La littérature, ce territoire familier, s'ouvre, en un coup, comme un piège, un gouffre d’ombres menaçantes. À côté de cela, écrire ne suffit plus. Il faut pouvoir s’exprimer à haute voix. Or prendre la parole en public relève de l’impossible. La langue arabe ne peut davantage lui procurer une assise, un lieu de retrait où échapper au sentiment d'illégitimité. Le voici dans un entre-deux insupportable : coupé de ses origines, étranger en territoire français. Dans quelque domaine que ce soit, Ahmed se vit comme en exil. Et quand une fille s’approche de lui, il ne sait que faire de l’émotion qui le submerge sinon fuir. Tout en lui n’est plus que lacunes, incomplétude.

Une éducation sentimentale

Ce portrait de jeune homme en proie au doute rejoint son antithèse lumineuse en la personne de Farah, Tunisienne émancipée, extravertie, pleine de cette assurance qui fait rageusement défaut à Ahmed. Bien qu’immédiate et totale, leur attirance mutuelle ne fait qu’exacerber les différences. Comme on peut s’y attendre, leur cheminement vers un terrain d’entente constitue le ressort narratif principal du film. Ce côté convenu du récit d’apprentissage s’oublie dans le caractère très particulier des questionnements que la cinéaste adosse à la naissance de cette relation.

Née à Tunis, Leyla Bouzid (fille du réalisateur Nouri Bouzid) parle de ce qu’elle connaît. À la nuance près que l'intrigue d'Une histoire d’amour et de désir tient moins de sa propre expérience d’étudiante émigrée que de la mise en récit d’une réflexion plus ample autour de la littérature arabe. Les mots ont-ils un pouvoir d’action ? Comment les textes circulent-ils et jusqu'où ? Un dialogue entre les cultures a-t-il du sens ? Les parents d’Ahmed ont grandi en Algérie. En fuyant les années noires pour venir s’installer en France, ils ont dû renoncer à leur statut social comme à toute prérogative d’ordre intellectuel. Dans la foulée, ils se sont abstenus de transmettre à Ahmed ainsi qu'à sa sœur la culture et la langue de leur pays natal, craignant que cela ne nuise à leur intégration. Une telle rupture ne va pas sans laisser des traces dans la construction identitaire des enfants.

On découvre donc un personnage qui, au seuil de sa vie d’adulte, s’arrête brutalement, ne sait plus quoi faire. Ahmed incarne le point de jonction entre des mondes hérissés de frontières : Paris, la banlieue, la culture française, la culture arabe, les enfants d’immigrés, les étudiants étrangers, les classes pauvres, la bourgeoisie. Et comme si cela ne suffisait pas, le jeune homme doit encore trouver une issue à cette tension qu’il sent monter en lui entre son désir pour Farah et un idéal de l’amour hérité de poètes lus dans une trop grande innocence. Un idéal de pureté qui trouve un appui paradoxal dans des codes de la banlieue selon lesquels une fille qui couche ne mérite aucun respect. Loin de saisir la gravité des déchirements dont elle est l’enjeu, Farah scandalise Ahmed par son attitude décontractée. La liberté qu'elle se donne est celle d’un pays où le sexe n’est pas tabou et où, par conséquent, les relations entre les femmes et les hommes ont une chance de se vivre de façon beaucoup plus apaisée. Paris n'impressionne pas davantage la jeune fille. Sa parfaite maîtrise du français et de l’arabe lui permet de circuler comme elle l'entend d'un cercle à l'autre, sans être pour autant dupe des barrières qui, au sein même de ces fêtes, structurent le champ social.

Tissé autour ces clivages, le film prend un tour plus complexe, plus imprévisible et profond que ne laisse augurer un scénario qui, dans son déroulement, ne craint dès lors pas d’emprunter des chemins balisés. Les dilemmes successifs auxquels Ahmed se voit confronté mettent en lumière la diversité de points de vue dont ressort la soi-disant communauté maghrébine française, un ensemble en réalité très peu homogène et conflictuel. C’est dans un tel contexte que l'expérience du désir joue son rôle de révélateur.

Plus de cent mots décrivent en arabe les différents états du sentiment amoureux avec ses multiples subtilités : de la tendresse à la passion, de la séduction au manque, jusqu’au transport mystique. Ce sentiment est au cœur de deux courants poétiques principaux. Celui du chant élégiaque où l’amour demeure platonique au point de se confondre avec le divin. En parallèle se déploie le second courant. Il est dédié aux plaisirs de la vie et de la chair. Le désir y est loi, la jouissance fait ordre. — [extrait du film]

Du désir à l’œil

Racontée par le biais d’un jeune homme qui doute, l’initiation amoureuse s’inscrit à rebours des représentations virilistes associées à l’univers de la banlieue. Au-delà de sa dimension critique vis-à-vis des normes de séduction, ce refus d’un personnage masculin de céder à son propre désir à la faveur d’un imaginaire amoureux plus vaste que la jouissance charnelle va de pair avec une élévation de la sensualité, dimension à laquelle l’œil de Leyla Bouzid ne fait pas défaut. C’est aussi de sa part une tentative de pallier le manque de regard désirant féminin au cinéma. La langueur amoureuse de Farah s'inscrit dans un registre d'images rares magnifiant la beauté masculine. La limite est que ce regard se raccorde à une vision formatée du corps – comme c'est déjà le cas pour les femmes. À cet égard, le choix d'un acteur à la plastique de mannequin, Sami Outalbali, ici à l’opposé de sa performance dans la saison 3 de Sex Education, n'est pas suffisant pour introduire un degré de trouble supplémentaire dans la mise en scène d’une quête intime qui se propose d'aller à contre-courant des attentes de notre époque.

La belle idée est de montrer comment la littérature peut devenir le lieu d’une réconciliation, voire d’une reconquête. Par le biais de l’érotisme, le film met à l’honneur un corpus littéraire foisonnant, lequel vient contredire la vision étroite que beaucoup se font d’une culture arabe austère et chaste. Un rapport sensuel et organique aux mots guide les personnages l’un vers l’autre. Bien plus que les images obscènes que pourvoient les écrans, le texte invite à la caresse en creusant un peu plus la jouissance. Ainsi la lecture conjointe d’un des chefs-d’œuvre de l’érotisme arabe, Le Jardin parfumé écrit par Cheikh Nefzaoui au XVe siècle, ouvre un territoire pacifié de rencontre que la vie courante n’offre plus aux jeunes gens désireux d’apprendre à se connaître et à s’aimer. Lus alternativement en français et en arabe, ces textes étreignent sans mal tout ce que la vie sépare, tout en opérant une passionnante effraction sur la peau. C’est autant une manière d’être à deux que de faire société.


Texte : Catherine De Poortere

Crédits images : © Pyramide Films


Agenda des projections

Sortie en Belgique le 01 septembre 2021.

Distribution : Athena Films

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En Belgique francophone, le film est programmé dans les salles suivantes

Bruxelles, UGC Toison d'Or

Charleroi, Quai 10

Liège, Le Churchill

Namur, Cinéma Caméo

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