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Critique

Le point de vue de l’enfant : « Tori et Lokita » de Jean-Pierre et Luc Dardenne

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Le sort des jeunes migrants qui débarquent en Europe sans famille et sans argent se déploie en toile de fond d'une amitié hors du commun.

Ils ne sont pas nés dans le même pays mais l’amitié exceptionnelle qui les unit pourrait faire croire qu’ils sont frère et sœur. Ainsi Tori et Lokita forment-ils un couple fraternel de migrants soudés par une commune détresse. L’entente qui s’est nouée entre eux durant la traversée doit beaucoup à la capacité qu’ils ont de s’oublier dans un imaginaire peuplé de jeux, de chansons, de petites attentions mutuelles, de caresses, autant de rituels intimes et secrets destinés à vaincre un inévitable sentiment de solitude et d’abandon.

A leur arrivée en Belgique, il a obtenu des papiers mais pas elle. C’est en vain qu’ils ont tenté de convaincre les services de l’immigration d'un lien de parenté qui, plus qu’une stratégie visant à empêcher la séparation, révèle la nécessité de leur attachement l'un à l'autre. A présent, Lokita va devoir repartir.

Mais il y a pire que le spectre de l’expulsion. La famille de la jeune fille, ignorante de ce qu'elle endure mais persuadée qu’elle a rejoint une terre de cocagne, attend d’elle désormais un argent qu’elle n’a pas. Et puis il y a les passeurs. Vis-à-vis d'eux aussi, les enfants ont une dette. Or les quelques billets que rapporte le commerce de la drogue ne peuvent suffire à calmer l'avidité des truands. Arme au poing, ils réclament leur dû. Déterminée à tenir bon, ne serait-ce que pour Tori, la jeune fille n’a d’autre choix que de s’enfoncer, chaque jour un peu plus, dans l’illégalité. Sa situation fait d’elle une proie idéale pour des réseaux mafieux qui savent très bien tirer profit d'un désespoir encadré par la loi.

En peu d'images et peu de mots mais dans une mise en tension de chaque instant, les cinéastes nous font ressentir les effets concrets de la politique sur les vies et sur les corps. On parle ici de cette catégorie d’humains à qui la politique réserve une mort précoce, pour reprendre les mots d’Edouard Louis, les exclus, les indésirables, ceux qui, parce qu’on refuse de reconnaître ce que le confort des uns doit à la précarité des autres, n’ont pas droit au minimum élémentaire pour survivre.

Avec Liège en épicentre symbolique des désordres du monde, les frères Dardenne empruntent à la fable la forme d'un cinéma écartelé entre ces deux extrêmes que sont les appétits rapaces du genre humain et le surgissement d'un geste désintéressé. Dans Tori et Lokita, ce manichéisme renvoie également au regard de l'enfant. Voici ce que c’est que d’être un jeune sans papier, un « MENA » comme on appelle officiellement cette catégorie de la population, voici la terreur qu'inspire une société cadenassée par un système qui verrouille ses conditions d’accueil et où l'entraide se paye cher. Dans leurs fictions, les Dardenne ont coutume de dresser de la société un tableau d'une noirceur exagérée. Ce choix, pour déplaisant et heurtant qu’il puisse paraître, n'en rencontre pas moins une intention bien précise. Voire une certaine nécessité. Dans un passionnant livre d'entretiens avec Ken Loach (Dialogue sur l'art et la politique, Puf, 2020) Edouard Louis parle d’une esthétique de la confrontation :

Si tout le monde a accès au réel, si tout le monde à peu près sait qu’il existe de la pauvreté, de la violence sociale, du racisme, comment faire pour que les gens s’y confrontent et que naisse en eux la volonté de changer cela ? (...) L’art doit rendre le monde insupportable, en montrant à quel point le monde l’est, dans la réalité. — Edouard Louis

Sur le thème de l’immigration, Tori et Lokita vient après La Promesse (1996), Le Silence de Lorna (2008), La Fille inconnue (2016). A leur manière, en refusant de coller rigoureusement à la voie documentaire pour embrayer sur le point de vue et le ressenti des victimes, les frères Dardenne croisent l’exceptionnel et l’ordinaire : une amitié hors norme et un couple d’enfants quelconques tels qu’il en existe des millions. Dans ce cinéma de la noirceur, il y a donc toujours une lumière et elle émane des personnages.

Pas plus qu'elle ne trouve d'échappatoire, l'émotion qui nous étreint ne repose sur le pathos. Le recours au suspense est en revanche assez discutable. Efficace sur le plan de l’action, le procédé tend à mettre une détresse réelle au service d’une fiction. Quoi qu’il en soit c’est une vision dont la violence nous submerge à travers la retenue des personnages et la force de leur lien. Leur engagement réciproque total est le cœur lumineux du film qui, loin d'adoucir son sinistre propos, met en relief avec une acuité sans limite l'impardonnable lâcheté d'une société prête à sacrifier la chair des innocents à des intérêts criminels.

Tori et Lokita - Jean-Pierre et Luc Dardenne

Belgique - 2022 - 88 minutes

Prix du 75e anniversaire au Festival de Cannes 2022


Texte : Catherine De Poortere

Crédit images : © Cinéart

Les frères Dardenne dans les collections de PointCulture


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Agenda des projections

Sortie en Belgique le 07 septembre 2022

Distribution : Cinéart

Le film sera projeté dans la plupart des salles en Belgique

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