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Critique

« The Assistant », un film de Kitty Green

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Fondée sur des témoignages récoltés au sein d’un large éventail de milieux professionnels, cette fiction inspirée par l’affaire Weinstein illustre de façon très précise la mécanique de harcèlement et d’abus de pouvoir à l’œuvre à tous les échelons de l’entreprise.

Sommaire

De même que les hommes assujettis prirent toujours plus au sérieux que leurs seigneurs la morale qui leur venait de ceux-ci, de même les masses dupées d’aujourd’hui subissent, plus fortement que ceux qui ont réussi, le mythe du succès. Elles désirent ce qu’ils ont et insistent obstinément sur l’idéologie au moyen de laquelle on les asservit. — Max Horkheimer et Theodor Adorno, « Dialectique de la raison »

Un emploi de rêve

Elle s’appelle Jane, autant dire Jane Doe, celle dont on se fiche de savoir qui elle est. Le matin, elle arrive avant tout le monde, le soir elle éteint et referme. Son emploi du temps ne lui laisse pas une minute de répit. Il faut préparer le café, le servir, laver la vaisselle sale abandonnée négligemment sur le bord de l’évier, passer les commandes pour les repas de midi, distribuer, débarrasser, photocopier et assembler un nombre incalculable de dossiers, réserver des nuits d’hôtel, des billets d’avion, s’assurer de la présence d’un chauffeur, réceptionner les colis, déballer, ranger, nettoyer la surface des bureaux, essuyer les taches sur le divan, ramasser ce qui traine par terre, accueillir les visiteurs, les accompagner dans l’ascenseur, prendre en charge les appels privés du boss, régler les conflits avec son épouse, s’improviser nounou si nécessaire. Pas de pauses, des repas engloutis en vitesse, à la dérobée, se faire bien voir c'est se rendre invisible.

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On attend d’elle qu’elle se montre gracieuse, silencieuse, discrète en toute occasion. Jane est assistante de direction. Il paraît que c’est une chance, un honneur. De toute façon il faut passer par là, servir avant de se faire servir. Elle a un bon diplôme obtenu dans une bonne université. Ses parents sont fiers : sa candidature a été retenue parmi des centaines, voire des milliers d’autres. Il y a tant de jeunes femmes motivées et compétentes qui ne demanderaient pas mieux que de prendre sa place.

Ici les jeunes femmes vont et viennent mais ne restent pas. Une beauté hors norme semble être leur seul critère de sélection. Actrices, scénaristes, mannequins ou simplement serveuses, elles répondent toutes à l’attrait du contrat qui pourrait lancer leur carrière.

C’est un immeuble de bureaux débarrassé de toute trace de luxe. L’un des hommes les plus puissants de l’industrie du divertissement y joue son rôle de décideur devant une cour d'employés en état d'alerte. Tel un souverain de l’ancien régime, on ne le voit pas, mais on reçoit ses messages, tantôt furieux, tantôt exagérément flatteurs. Cet homme n'est pas nommé, les gens comme lui ne sont pas légion mais c’est tout comme, c’est un rouage du système. On craint sa colère, on quête sa bienveillance. Toujours à l’affût de quelque largesse susceptible de vous propulser un échelon plus haut. Une puissance qui se mesure à l’aune de la soumission qu’elle génère.

Toute ressemblance avec un personnage réel

Cinéaste rodée au documentaire, Kitty Green n’use de la fiction que pour donner une forme plus synthétique et plus incisive à un contenu élaboré sur base d’enquêtes. Sous l’impulsion de l’affaire Weinstein, du nom du producteur hollywoodien récemment condamné pour des actes de viol et de harcèlement sur un nombre considérable de jeunes femmes, la cinéaste décrit une forme d’exploitation moderne dont l’entreprise est structurellement le siège.

La cinéaste se garde bien de dresser le portrait d’un pervers. Aussi outranciers et caricaturaux qu'ils paraissent, les faits qui concernent Weinstein sont les symptômes d’un système vicié, intrinsèquement abusif. L’événement médiatique ne fut qu’un détonateur dans la prise de conscience d’une problématique qui touche le monde du travail dans sa globalité. Comme l’a démontré la vague de dénonciations qui s’en est suivie sous la bannière #MeToo, les abus de pouvoir et le harcèlement sexuel en entreprise sont la norme.

Le personnage de Jane n’a pas d’équivalent dans le réel. En revanche, son statut professionnel, son emploi du temps, l’attitude de ses collègues à son égard ainsi que le comportement qu’elle adopte vis-à-vis d’eux, tout cela résulte d’une collecte de témoignages menée au sein de diverses compagnies. La journée que raconte le film est bel et bien la journée type d’une assistante dont les premiers pas dans le monde du travail s’apparentent au quotidien d’une femme à tout faire affectée à des tâches sans rapport avec ses compétences. La chaîne de l’exploitation conduit Jane à endosser un double rôle : celui de victime et celui de témoin. Traitée avec mépris, ignorée par les uns, bousculée par les autres, harassée de corvées, la jeune femme offre une vision absolue de cette misère qui va de pair avec l’ambition. Pour réussir, il faut d’abord montrer patte blanche. Visage fermé, teint diaphane, Julia Garner (vue dans l’excellente série The Americans) polarise toutes les ambiguïtés d'une telle position : fatigue, tristesse, haine, peur, détermination, envie, doute.

Rassure-toi, tu n'es pas son genre.

Le doute, en effet, vient à poindre dans l’esprit de cette jeune femme prête à tout endurer pour accéder à une vie meilleure. Que signifie ce défilé incessant de jeunes femmes hautaines qui transitent du bureau à l’hôtel ? Ce « droit de cuissage » que s’arroge le patron, Jane s'en rend compte, est bien connu de tous et il n'est guère que matière à plaisanterie.

Passée de la position de victime à celle de témoin, la jeune femme tente d’alerter les ressources humaines sur le comportement de prédateur sexuel de son supérieur. Non sans condescendance, l’homme qui la reçoit parvient à retourner l’accusation contre la plaignante en insinuant qu’elle se montre jalouse des opportunités offertes à des femmes certainement plus belles et plus douées qu’elle. Paternaliste comme il se doit, l’avocat enjoint la jeune femme à se montrer plus mature, si elle désire poursuivre une carrière parmi eux.

C’est un fait que le système d’abus repose sur le consentement général. Du plus haut au plus bas de l’échelle, tous sont victimes et complices. À cet endroit s’ajoute une différence notable entre les hommes et les femmes. Une certaine solidarité masculine lie les hommes entre eux, une connivence qui peut aisément se confondre avec la culture d’entreprise. Les femmes en revanche se posent en rivales les unes contre les autres, il y a d’un côté les reines de beauté qui obtiennent un avancement rapide en cédant aux avances du patron, et les autres, contraintes de ronger leur frein. Par l'objectification de leur corps, les femmes subissent une concurrence supplémentaire. Il va de soi que le ressentiment qui résulte de leurs humiliations respectives joue en faveur de la pérennisation d’un état de fait que personne n’osera dénoncer.

Jane D / Jeanne D

Pour exposer le mécanisme de l’aliénation, Kitty Green réactive le dispositif inventé par Chantal Akerman dans Jeanne Dielman (1976). À l’instar de la respectable Bruxelloise interprétée par Delphine Seyrig, que l’on découvrait avec stupeur dans son quotidien de ménagère prostituée, Jane nous apparaît dans son activité d’assistante, morne succession de gestes précis, exécutés à la perfection, dans un pesant silence. Sur ces corvées exposées dans leur frontalité nue repose tout l'enjeu dramatique. Comme chez Chantal Akerman, la froideur du tableau s’hystérise de l’absence de hors-champ. Kitty Green privilégie les mouvements latéraux pour les déplacements, tandis que les plans frontaux dessinent des cadres invisibles autour des personnages impeccablement mis, soucieux de ne pas transgresser les règles tacites qui régissent la vie de bureau. Le plateau sur lequel ils sont disposés ne diffère pas tant que cela de la surface des bureaux sur lesquels les objets sont disposés avec soin. Jamais formalisme n’aura été aussi politique.

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Le caractère impersonnel de ce type de narration entre fiction et documentaire ne ménage ni la complexité d’un sujet traité de façon clinique, ni le désir somme toute légitime du spectateur de se voir proposer une résolution. Le voici donc ramené à la place de Jane, et ce en dépit d’un dispositif qui ne cherche pas à provoquer l’identification.

Il fait nuit, Jane finit par quitter son poste. Elle sort du bâtiment, traverse la rue, rentre dans un deli, s’achète un muffin, l’image même de la quête de réconfort par la nourriture. Installée face à la fenêtre, elle lève les yeux vers l’immeuble qu’elle vient de quitter. Il y a de la lumière à l’intérieur, le boss s’y trouve encore. L'assistante sait qu’il n’est pas seul, une jeune femme l’a rejoint un peu plus tôt dans son bureau. Jane se lève, sort du deli, s'éloigne tête baissée. C'est en vain qu'on attendra le coup de ciseaux. Jane D n'est pas Jeanne D.


Texte : Catherine De Poortere

Crédits images © Forensic Films


Agenda des projections

Sortie en Belgique le 25 août 2021.

Distribution : Filmfreak

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En Belgique francophone, le film est programmé dans les salles suivantes :

Ath, L'Ecran

Bruxelles, Aventure, UGC Toison d'Or

Charleroi, Quai 10

Liège, Le Churchill

Tournai, Imagix

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