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Critique

Sexualisation des justiciers : la vengeance a un genre

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Un homme, époux et père, honnête employé, assiste impuissant au cambriolage du domicile familial. Une jeune femme perd sa meilleure amie dans des circonstances tragiques. Hantés par ces événements, ils décident tous deux de rendre justice… La sortie simultanée sur les écrans belges de « Nobody » d’Ilya Naishuller et « Promising Young Woman » d’Emerald Fennell montre comment, au cinéma et dans les mentalités, l’acte de vengeance appelle un traitement différencié selon qu’il s’agisse d’un homme ou d’une femme.

Sommaire

Avoir un ennemi est à la fois éblouissant et aveuglant. — Tristan Garcia

L'imposture de la vie ordinaire : un cadre commun

Elle, c’est Cassandra. Il y a sept ans, le suicide de sa meilleure amie a brusquement mis un terme à ses brillantes études en médecine. Depuis, elle vit dans la hantise de l’événement, convaincue qu’il lui faut « réparer » le mal qu’a subi celle qu’elle considérait comme sa sœur, une jeune fille comme elle, en tous points prometteuse. Habité par un passé tout aussi indicible, Hutch alias Nobody ne mène pas une vie plus heureuse. Malgré l’amour qui règne dans son foyer, cet homme déçoit sa famille et lui-même se sent déçu. C’est que ni Cassandra ni Hutch ne se sentent légitimes. Ils ont beau faire ou ne pas faire, aux yeux de leur entourage, ils apparaissent comme des losers. Ils le savent : c’est presque volontairement que l’un et l’autre se donnent pour inaptes à mener une vie normale.

Est-ce un hasard ou du fait de la banalité de ce qu’ils représentent que les noms de ces personnages évoquent de lointains héros grecs ? À Cassandre, la mythologie prête le don féroce de prédire l’avenir. Mais nul ne la croit jamais. Et les malheurs adviennent en dépit de son savoir et de ses pouvoirs. Quant à Nobody / Personne, c’est sous ce pseudonyme qu’Ulysse se présente pour échapper à la vindicte de Polyphème, le Cyclope. Tout l’art de Cassandre et d’Ulysse ne peut suffire à la protection de leurs proches, encore moins leur permettre d’accéder aux joies simples du quotidien.

Face à la menace et à l’injustice, le silence des héros ne dure qu’un temps, le temps de comprendre que, devant cette même menace et cette même injustice, le silence de la société durera toujours. C’est pourquoi, nous réaffirment les deux films, l’essence des justiciers est de prendre l’initiative du combat. Sous leur peau de ratés, Cassandra et Hutch ne demandent qu’à passer à l’action. Nous voici de plain-pied dans l’apologie de la justice personnelle.

Au second degré

Jusque-là, Promising Young Woman et Nobody semblent n’avoir que des points communs. Certes, le premier est un film militant qui croise les genres du teen movie et du rape & revenge, tandis que le second appartient davantage au courant héroïque des films hollywoodiens, le patriotisme revu et corrigé à la sauce néolibérale des années 2010. Cela étant dit, il y a de part et d’autre une forte ambivalence dans l’affirmation de ces points de vue, une ironie, un ton moqueur, une outrance qui, dans le déroulé des codes, tantôt les invalide, tantôt les décale juste assez pour plonger le spectateur dans l’embarras. Qu’est-on en train de regarder ? Un pamphlet ultra-féministe ? Un pur objet de haine post-#metoo ? Et du côté de Nobody, ce n’est guère mieux : film facho, masculiniste, apologie de la violence… Sauf que la caricature, la constante exagération, le scénario qui ne fait pas mine de réclamer l’adhésion, c’est l’arsenal du second degré qui ne se cache pas.

On pourrait multiplier les exemples. Les intérieurs lynchiens dans Promising Young Woman, les costumes de l’héroïne, l’invraisemblable dégaine des méchants qui suscitent moins la peur que le rire, sans oublier le chaton surgi de nulle part qui atterrit dans les bras de Nobody… À cette liste, on peut encore ajouter le jeu des acteurs : Bob Odenkirk, indissociable de son rôle d'avocat haut en couleur magnifié par la série Better Call Saul, et Carey Mulligan, dont le jeu cubiste feuillette les registres du féminin comme autant de concepts que le naturel a désertés depuis longtemps.

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Le genre de la vengeance

Sur cette lame de fond commune, les différences se dégagent avec une force qui pose question. Le problème, si c’en est un, tient tout entier dans la méthode et les accessoires mis en avant pour servir le projet de vengeance. De part et d’autre, la réponse antisociale qu’incarnent les justiciers se traduit en une exagération de leurs attributs sexuels. En termes de châtiment, voyons de quelle manière chaque protagoniste entend parvenir à ses fins. Le choix de la méthode est à lui seul assez éclairant. Cassandra use de la ruse et de la manipulation. Sa stratégie consiste à amener la victime à faire mentalement l’expérience de la situation sur laquelle s’exerce son déni. Nobody, tout aussi rusé qu’elle, se contente d’avoir recours à la bonne vieille violence physique, ça saigne, ça casse, c’est efficace mais quid de la rédemption ? Disons qu’après son passage, l’ennemi n’a plus trop l’occasion de se racheter. À cet égard, Cassandra se montre résolument plus inventive : ses mises en scène ne reproduisent aucun des schémas qu’elle dénonce tout en laissant à la personne fautive une chance de s’amender.

« — Un homme qui rend justice est un héros. Une femme qui fait de même est un "cas" relevant de la psychiatrie — ».

Il en résulte que Cassandra devient paradoxalement un objet de honte et de rejet pour la société. Nobody est valorisé. Abandonnée de tous, même de sa famille, Cassandra paraît peu aimable, les alliés se font rares, on la fuit. Pendant ce temps, Nobody reçoit le soutien inespéré d’un vieil ami, de son vieux père, et enfin de toute sa petite famille, tellement fière de la virilité retrouvée du paternel. Son action de justicier lui vaut tous les honneurs et un retour en grâce auprès des siens. Il ressort doublement gagnant de son coming out violent. À l’inverse, la jeune femme prometteuse doit se faire à cette évidence : si son destin est de s’assumer justicière, il n’y a plus de place pour elle en ce monde.

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On en arrive à un point où le remède paraît tout aussi discutable que le mal. Une réponse virile à un problème viril, une réponse sexuée à un problème sexuel : l’équation est tout sauf progressiste. Seul le second degré auquel les deux films ont recours les préserve de trahir leur potentiel critique. Leurs positionnements respectifs, teintés ou non d’ironie, n'éclairent pas moins ce que les stéréotypes de genre font dans une démocratie à l’idée d’égalité et de justice. Un homme qui rend justice est un héros. Une femme qui fait de même est un "cas" qui relève de la psychiatrie.

Cinéma et séries : variations sur un même thème

On ne peut pas regarder Promising Young Woman sans penser aussitôt à deux séries récentes : 13 Reasons Why (Brian Yorkey, quatre saisons) et I May Destroy You (Michaela Coel, une saison). C'est un fait que le film d'Emerald Fennell aussi bien que celui d'Ilya Naishuller dialoguent avec le monde des séries plutôt qu'avec celui du cinéma. De plus, en se mystifiant des codes visuels classiques, ils sont du côté de la complexité et de la recherche de nouvelles représentations. Si les référents cinématographiques demeurent nombreux (John Wick pour Nobody, le rape & revenge pour Promising Young Woman), c’est à des fins de déconstruction. Les modèles d'hier ne fonctionnent plus dans la société actuelle, aussi la mise en évidence de ces dysfonctionnements est-elle devenue un terrain de jeu pour les séries. Leur écriture procède souvent d’une dialectique qui oscille entre réminiscence et démantèlement. À l’appui de cette hypothèse, il suffit une fois encore de jeter un œil aux antécédents de Bob Odenkirk, connu pour son double rôle de Jimmy McGill / Saul Goodman, et à ceux d’Emerald Fennel , qui signe la seconde saison de Killing Eve, autre série schizoïde s’il en est.

La vengeance est un concept qui modèle la fiction depuis ses origines. Dans l’optique d’un renouvellement des codes, on peut donc rêver que les stratégies mentales de Cassandra rencontrent un jour le même succès que les méthodes musclées de Nobody... Après tout, le regard de la société résulte de la somme des imaginaires. Et en ce sens, ce regard prend aussi naissance à l’écran.


Crédits images : Universal

Texte : Catherine De Poortere


Agenda des projections

Promising Young Woman

Sortie en Belgique le 23 juin 2021

En Belgique francophone, le film est programmé dans les salles suivantes :

Bruxelles, UGC Toison d'Or

Louvain-la-Neuve, Cinescope

Charleroi, Pathé

La Louvière, Le Stuart

Liège, Le Parc et Sauvenière

Bastogne, CineXtra

Namur, Cinéma Caméo

Nobody

Sortie en Belgique le 23 juin 2021

En Belgique francophone, le film est programmé dans les salles suivantes :

Arlon Ciné espace

Braine-l’Alleud Kinepolis

Bruxelles UGC De Brouckère

Bruxelles Kinepolis

Charleroi, Pathé

Huy Imagix

La Louvière, Le Stuart

Liège Kinepolis

Louvain-la-Neuve, Cinescope

Malmedy Moviemills

Mons Imagix

Namur, Acinapolis

Tournai Imagix

Verviers, Pathé

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