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Critique

« Le Nez ou la conspiration des anticonformistes », un film d’Andreï Khrjanovski

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Une nouvelle de Gogol devient, dans la mise en scène d’Andreï Khrjanovski, l’argument d’une approche immersive des XIXème et XXème siècles russes. Immersion pleine d’arrière-pensées car il s’agit, à partir d'un matériau dédoublé par l'imaginaire, d’examiner les rapports entre culture, histoire et pouvoir.

Sommaire

Et pourtant, lorsqu'on se met à y songer, il y a quelque chose dans tout cela. Quoi qu'on puisse en dire, de tels événements se produisent parfois ; rarement j'en conviens, mais ils se produisent tout de même. — Gogol, « Le Nez ».

Le dessin animé, un langage politique

Vertige, éblouissement : on ne sait trop quel terme employer pour évoquer cet objet cinématographique qui relève autant du délire que du flash-back. Or, s’il y a bien une chose que l’on se doive d’attendre d’une animation, procédé a priori plus libre dans la forme qu’un film en prises de vues réelles, c’est de dénouer les automatismes visuels qui modèlent le regard. Il ne fait pas de doute que l’extravagance ou le prétendu laisser-aller des œuvres animées les plus singulières renferment de redoutables leviers critiques. Ce principe vaut pour Le Nez ou la conspiration des anticonformistes. Découpé en trois « rêves », le film reproduit fébrilement la logique du monde onirique. Dans un tourbillon d’images et de fragments narratifs, le propos s’incarne – se regarde – plus qu’il ne se raconte, dehors de folie qui ne font qu'accentuer la portée accusatrice de chaque geste.

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Comme point de départ, la nouvelle de Gogol intitulée Le Nez, publiée en 1836, offre un fil conducteur assez ténu. Dans cette histoire faussement légère, le sort d’un malheureux barbier se voit compromis par la découverte, dans son pain matinal, d’un nez. Celui-ci, semble-t-il, appartiendrait à un de ses clients, fonctionnaire de rang moyen par ailleurs fort coquet. Le barbier cherche aussitôt à se débarrasser de l’appendice volage tandis que son éminent propriétaire se met en quête de l'attribut manquant. Mises en parallèle, les mésaventures de ces messieurs que tout oppose, à commencer par leur rang respectif dans une société ultra-hiérarchisée, sont prétextes à une série de tableaux renvoyant à la bêtise d’un régime où les imbéciles ont le pouvoir, privilège qui les rend plus bêtes encore.

Le trait forcé jusqu’à la caricature devient, dans la mise en scène d’Andreï Khrjanovski, l’argument d’une approche immersive des XIXème et XXème siècles russes. Immersion pleine d’arrière-pensées car il s’agit, à partir d'un matériau dédoublé par l'imaginaire, d’examiner les rapports entre culture, histoire et pouvoir.

Les Grandes Purges

Les anticonformistes mentionnés dans le titre ont dans un premier temps des identités historiques bien définies, et sans doute les noms de Gogol, Chostakovitch, Boulgakov ou Meyerhold ne sont-ils pas inconnus du public occidental. Ce qui, en revanche, est de moindre notoriété, c’est l’acharnement brutal dont firent montre à leur égard les autorités de leur époque. Gogol, le plus chanceux des quatre, n’eut à subir que quelques années de censure, sa verve satirique ayant eu l’heur de déplaire à son éditeur, L’Observateur moscovite. Quoique à des degrés divers, les trois autres furent beaucoup moins épargnés. Sous bien des aspects et notamment pour ce qui est de la répression, l'autorité de Staline fut pire que celle des tsars. De triste mémoire, ses purges coûtèrent jusqu’à la vie à un homme tel que Meyerhold.

Sans prendre véritablement position contre le régime, Andreï Khrjanovski n’a jamais cessé dans son travail de se mettre du côté des contestataires. Né à Moscou en 1939, il est, avec Iouri Norstein et Edouard Nazarov, cofondateur des studios Shar. Ce n’est pas pour rien qu’il signe le premier film d'animation à avoir été officiellement censuré en Union soviétique : Harmonica de verre (1968). Le Nez est une commande. Le projet initié en 1969 sous Khrouchtchev, période dite de déstalinisation, se sera donc poursuivi pendant plus de cinquante ans.

Un art insurrectionnel

C'est dans la peinture, la musique et la littérature que Khrjanovski scrute le monde qu'il veut dépeindre. Ce qui frappe de prime abord, c’est sa fièvre accumulatrice. Le Nez s’ouvre sur un prologue filmé dans un avion, des passagers contemplent sur des écrans individuels les classiques du cinéma russe (Eisenstein, Tarkovski, etc.) ; la séquence conduit à l’épisode du Nez qui débouche sur l’histoire de Chostakovitch, dont l’adaptation de la nouvelle pour l’opéra constitue la bande-son du film. À intervalles réguliers, les images se défont de leurs couleurs et de leur volume tandis que le film en quelque sorte se retourne, laissant entrevoir les coulisses de sa fabrication. Un dernier volet très sombre illustre la monstruosité de la répression et ses effets sur la vie de centaines d’artistes victimes du régime soviétique.

Le résultat est très intimidant pour qui tenterait de décoder chaque image, chaque séquence, voudrait s’assurer d’avoir tout compris. Mais est-ce que tout comprendre signifie forcément saisir chaque référence ? Tableaux, peintures, dessins, collages, incrustations, archives vidéo et photographiques, papiers découpés, tissus, superposition d’images, fermetures à l’iris – il faut se laisser porter. Ce sont, jetés aux yeux, quantités de formats et d’univers particuliers, de sous-entendus et de clés à déchiffrer, certes. Mais chez Khrjanovski, le mouvement d'ensemble l'emporte sur le détail. L’image animée devient le porte-parole des émotions collectives. Au travers des corps que sont les œuvres et leurs auteurs, les événements politiques, désordres sociaux, gestes d’insoumission, cris d’injustice et bouleversements transparaissent pour ce qu’ils sont, des forces vives.

Aussi, face à des actes de répression dont Staline ne représente après tout qu’un cas extrême, existe-t-il entre les œuvres de tous temps des solidarités souveraines par lesquelles elles se maintiennent, les unes et les autres, en vie. A ces solidarités, la conspiration des anticonformistes rend un hommage ému autant que pugnace.

Texte : Catherine De Poortere


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