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Critique

Le lait de l'amitié et de la discorde : « First Cow » de Kelly Reichardt

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Oregon, 1820. L’amitié entre un pâtissier, un immigré chinois et une vache raconte les premières heures du capitalisme. Une fable qui va droit à l’infime pour en exhumer tous les possibles.

Sommaire

« — Les marges ont ceci d’essentiel qu’elles font apparaitre des mondes réellement nouveaux, prometteurs, relativement vierges encore, ou peu explorés car tenus pour provisoires, insuffisants. — »

First Cow s’ouvre et se referme sur une scène de crime. Entre le premier et le dernier plans, deux cents ans se sont écoulés que figure à l'écran l'avancée tranquille d'un bateau sur la Columbia River, voie commerciale majeure du XIXème siècle jusqu’à nos jours. À cette lente remontée du temps, une forêt fournit son cadre sensoriel distinctif. Plus qu’un simple décor, ce coin de nature sauvage et humide, propice au dévoilement comme à la mystification, participe de sa substance (imaginaire et organique) à une action dont la concision doit tout à la vitalité de ses motifs.

The bird a nest, the spider a web, man friendship. — William Blake

À l'oiseau un nid

Inspiré d’un bref épisode de The Half-Life, roman historique de Jon Raymond, First Cow est le septième long-métrage de Kelly Reichardt, figure clé du cinéma indépendant américain. La réalisatrice aime rappeler que le livre, publié en 2004, fut à l’origine de sa rencontre avec son auteur, devenu depuis lors coscénariste de la plupart de ses films. De fait, Old Joy (2006), premier film écrit à quatre mains, présente nombre de points communs avec First Cow : la localisation en forêt, une conversation amicale entre deux hommes qui ne partagent pas les mêmes valeurs, la présence complice d’autres animaux et, en toile de fond, une société inégalitaire, des personnages au bord de l’exclusion, discrètement marginalisés…

Les lieux et les routes de la relégation revêtent une grande importance aux yeux de Kelly Reichardt. Qu’ils soient géographiques, historiques, sociaux, économiques ou propres au cinéma, c’est aux marges et en bordure des cadres humains que se profilent ses personnages. Toutefois la dureté de leurs conditions de vie n'est pour rien dans le regard empathique qu'ils suscitent. Il est en effet des circonstances où un statut de précaire ressemble à une chance. Les marges ont ceci d’essentiel qu’elles font apparaitre des mondes réellement nouveaux, prometteurs, relativement vierges encore, ou peu explorés car tenus pour provisoires, insuffisants. C’est là sans doute la seule note de tristesse : leur fragilité.

C’est par exemple, en lisière de forêt, la cabane que Cookie (John Magaro) et King-Lu (Orion Lee) se sont construite de leurs mains. On y trouve l’essentiel : le gîte, le couvert, des rêves et une véritable amitié. Lorsque leurs chemins se sont croisés, le pâtissier de Boston et l’immigré chinois vivaient l’un et l’autre sous la menace de compagnonnages hostiles, ceux de trappeurs adonnés au commerce de fourrure de castor, hommes rustres prompts à user d’une violence peu compréhensible dans ce milieu où l’entraide semble une bien meilleure stratégie de survie. Par contraste avec ce nomadisme guerrier, la cabane offre un confort certes rudimentaire mais serein. Et cela pourrait suffire, il y a une douceur incontestable à passer ses journées à accomplir le strict nécessaire. Mais la cabane, comme tout abri sûr, est aussi un endroit où l’on rêve à voix haute, et les rêves de nos héros ne sont pas indemnes du désir de réussite et de reconnaissance qu'essentialise le fameux rêve américain, une quête du confort économique qui en convaincra plus d’un à épouser l’idéologie des dominants.

Une toile pour l'araignée

La tentation advient de manière assez déconcertante avec l’annonce de l’arrivée sur le territoire d’une vache – la première en cette zone humide saturée de forêts. Laissée seule sur un carré d’herbe, la pauvre bête fournit de la crème à un notable local. Située en retrait du hameau, sa propriété ornée de tapis épais tranche avec les habitations crasseuses des villageois condamnés à patauger jour et nuit dans la boue. Dans un tel contexte de manque, on comprend ce que l'importation d'une vache peut avoir d'aberrant, comme un luxe prompt à exciter la réprobation et la convoitise.

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Il est admis qu’en s’accaparant en douce un peu du liquide nourricier, qui plus est pour le réinvestir dans un petit commerce lucratif, Cookie et King-Lu commettent un vol. Mais à qui appartient le lait ? La loi dit que le breuvage est la propriété de l’homme riche qui possède l’animal. Sans doute une autre loi opposerait à cela que le veau devrait être l’unique bénéficiaire de l’aliment que produit sa mère. Une autre hypothèse serait de considérer le lait comme un « commun », une ressource appartenant à tous et à personne. Toujours est-il que, soir après soir, animé d'une tendresse non feinte, Cookie se révèle digne du don qui lui est fait. En filmant côte-à-côte l'homme et l'animal, Kelly Reichardt témoigne de son émerveillement. L'amitié est une notion qui passe souvent au second plan, après l’amour, mais pourquoi ? De nature parfaitement désintéressée et fondée sur la confiance, l’amitié brille d’un éclat particulier lorsqu’elle se rapporte à des êtres qui ne partagent pas le même langage : Cookie et King-Lu bien entendu (bien que l’immigré chinois, au final, maîtrise parfaitement l’anglais), mais aussi les humains avec les chiens, les chevaux, les bœufs…

À l'espèce humaine l'amitié

En Amérique, la fiction s’identifie aux grands espaces, plaines asséchantes, sommets nus, forêts d’épines, fleuves traitres. Sous les noms de Melville, Faulkner, Steinbeck, Harper Lee, Cormac McCarthy ou Toni Morrison, affleure une nature hostile prompte à jeter au plus bas les consciences avides, l’humain défait dans un monde dont la nouveauté devient un mythe destiné à légitimer l’action des conquérants et des colonisateurs. Avec John Ford, Charles Laughton, Michael Cimino, P. T. Anderson, David Lynch, etc., s’ajoutent à ce récit des représentations visuelles, tantôt fascinées, tantôt accusatrices, qui achèvent de fixer le Sud et le Grand Ouest dans une culture de la violence que les cinéastes citadins ressassent eux aussi en filmant les villes comme des territoires offerts à la soif et à la rivalité. Née à Miami, longtemps basée à New York et récemment établie à Portland, Kelly Reichardt est bien la fille de cet imaginaire de routes et de déroutes, le même qui a vu naître le polar et le western, deux versants d’une même réalité historique et géographique.

Ascendance qu’il ne s’agit nullement de renier. Bien sûr c’est un drame, les ossements exhumés dans le prologue ne prétendent pas le contraire, mais ce qui se joue dans ce film d’une profonde quiétude s’accomplit sans rage et presque sans fracas. En cela, Kelly Reichardt rompt le pacte de violence noué depuis un siècle entre la mythologie et sa traduction visuelle. Son regard se reporte sur les gestes, des actes loyalement filmés dans la lenteur de leur exécution, sur lesquels le cinéma fait d’habitude l’impasse. Ainsi, sans discours, sans démonstration, par le simple fait de montrer autre chose, la cinéaste propose une vision régénérée, engageante, féconde.

Toute mythologie a bien entendu un effet sur le présent. En attrapant par le bout quelques-uns de ces fils de légende pour les coudre, quoique parcimonieusement, aux codes narratifs du cinéma de genre, la cinéaste chavire doucement les chaînes de causalité. Et c’est la fragilité des déterminismes, passés, actuels et futurs, qu’elle irrite avec ses fictions qui, mine de rien, montrent qu’il existe d’autres manières de faire, de dire, de penser et d’agir.


Texte : Catherine De Poortere

Crédit images : © The Searchers

Films de Kelly Reichardt disponibles à l'emprunt à PointCulture


Agenda des projections

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Sortie en Belgique le 28 juillet 2021.

Distribution : The Searchers

Séances en Belgique francophone :

Bruxelles, Aventure

Bruxelles, Kinograph

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