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Focus

« Sisters With Transistors » – un film de Lisa Rovner

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Un documentaire avec une mission : rectifier l’histoire officielle de la musique électronique et y replacer les femmes. À travers l’exemple d’une dizaine de pionnières, le film montre les contributions des musiciennes dans l’invention de cette musique et de cette technologie, et corrige enfin leur absence des narratifs habituels.

Sisters with Transistors
Les héroïnes méconnues de la musique électronique
A voir gratuitement sur
ARTE/TV

Sisters With Transistors est une double histoire, celle de la musique électronique et en parallèle celle de la place des femmes dans la musique. La première a aujourd’hui été racontée de nombreuses fois, avec quelques variations, mais elle suit généralement la transformation d’un genre minoritaire, mal aimé, en un phénomène mondial incontournable. Jusqu’au milieu des années 1990, l’électronique était vue comme une niche, pratiquée par des techniciens en blouse blanche dans leur laboratoire ou des savants fous dans leur cave. L’arrivée de la techno et de l’ambient a déclenché une relecture de la musique et une célébration des précurseurs - compositeurs, inventeurs d’instruments, théoriciens – qui avaient permis l’éclosion d’une lignée reliant, pour aller vite, le thérémine à Aphex Twin. L’histoire de la musique aime ce genre d’arbres généalogiques et outre les différences nationales – voire chauvines – entre pays (la France glorifiant Pierre Henri, l’Allemagne Stockhausen, etc.) un consensus s’est établi autour d’un certain nombre de figures importantes dans l’évolution de la musique, en écrasante majorité des hommes.

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Lisa Rovner entame son film avec la situation de l’immédiat après-guerre et rappelle le rôle que les femmes avaient joué durant le conflit, remplaçant les hommes absents dans les usines, dans les bureaux, acquérant des connaissances et des compétences qui leur étaient refusées jusque-là. On sait que cette situation n’a pas duré et que la domination masculine s’est rapidement réinstallée, mais le système n’est jamais pour autant entièrement revenu à la situation d’avant. Parmi les lieux où les femmes ont pu occuper des postes-clés ou des postes techniques, la radio a été un exemple important d’un environnement mêlant créativité et technologie. Le travail avec les machines et l’inventivité dans leur usage est au cœur du premier exemple exposé par le documentaire. Aujourd’hui reconnu comme un laboratoire de création, un vivier d’imagination, le BBC Radiophonic Workshop est un cas d’école dans l’évolution des musiques électroniques. Comme presque toutes les autres situations citées par la réalisatrice, il a fonctionné en marge du système et en dehors des filières musicales reconnues. On le verra par la suite, c’est un des traits qui relient les deux histoires parallèles du film, l’électronique et les femmes.

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Monté comme une cellule de production interne spécialisée en génériques, jingles, habillage musical, etc. pour les émissions d’avant-garde de la BBC, l’atelier radiophonique a tiré parti de moyens limités pour produire des musiques associant techniques de musique concrète et électronique. Parmi les personnalités qui y ont travaillé dans les années 1960 se trouvent deux femmes, Delia Derbyshire (dont on ne connait trop souvent que son excellent générique pour les premiers épisodes de la série Doctor Who en 1963) et Daphné Oram, qui fondera par la suite sa propre société Oramics pour développer l’instrument du même nom, un synthétiseur à commande visuelle de son invention.

Nouveaux paradigmes et stratégies d'évitement

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Le film examine ensuite les carrières de plusieurs autres femmes qui ont toutes bouleversé les techniques musicales de leur temps et inventé de nouveaux paradigmes artistiques, accompagnant et souvent précédant l’évolution de leur époque. On passe ainsi de la vision de la technologie comme outil d’expression de l’artiste chez Oram à l’émerveillement, le « sense of wonder and awe » que Bebe Barron attribuait aux sons électroniques. On suit l’invention de la « deep listening music » de Pauline Oliveros, associant improvisation, concentration extrême et techniques méditatives. On découvre le travail de Marianne Amacher sur la physicalité du son et celui d’Éliane Radigue sur les progressions lentes et la forme longue. On suit le trajet de Suzanne Ciani et de Laurie Spiegel, et leur travail avec le mythique synthétiseur Buchla, la première s’imposant dans la musique publicitaire et la seconde dans la composition expérimentale et la musique de film.

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Faites le vous-même, par choix et parce que c’est le seul choix possible — Suzanne Ciani

Dans un article traduit en français dans la revue Audimat sous le titre « Esprits pionniers », la journaliste Frances Morgan met en garde contre la fascination actuelle pour les pionnières de la musique électronique. Citant Daphné Oram elle-même, elle souligne que la recherche de grandes figures historiques, de « grands hommes » et de héros, est souvent un trait masculin, lié à un discours dominant masquant les inégalités et niant les apports collectifs de la société dans son ensemble. La célébration des « grandes femmes » est certes un juste retour des choses et une heureuse correction de la vérité historique, mais elle contribue à une même histoire linéaire, néo-libérale, de la culture. Elle ne remet que peu en question les causes du problème et pourrait laisser croire que si certaines personnalités fortes, des « femmes d’exception », arrivent à percer le plafond de verre, cela signifierait qu’il n’y a pas de misogynie structurelle dans le milieu de l’art.

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Tout en tenant compte de cette remarque et en se méfiant de la tentation de fétichisme associé au sujet, il faut souligner que le film de Lisa Rovner, s’il se limite en effet à neuf musiciennes incontournables, aborde de front les difficultés qu’elles ont connues durant toute leur carrière. Si ce sont aujourd’hui des figures reconnues comme capitales pour l’histoire de la musique, il a fallu attendre jusqu’ici pour qu’un film leur soit consacré. Le documentaire souligne aussi les détours qu’elles ont dû parcourir pour contourner les barrières de genre, s’écartant des filières classiques pour évoluer à travers la radio, la publicité, la musique de film, la performance, etc. Beaucoup d’entre elles soulignent l’aspect libérateur du travail avec les machines, et le relatif « anonymat de genre » que procure la musique électronique.

Nous les femmes étions particulièrement attirée par la musique électronique, à une époque où la possibilité qu'une femme compose était controversée en soi. L'électronique nous a permis de faire de la musique qui pouvait être entendue par d'autres sans avoir à être prise au sérieux par l'Establishment dominé par les hommes. — Laurie Spiegel

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Le film est en outre un splendide travail de documentation, présentant des images d’archive pour la plupart jamais vues, et les intégrant dans une narration visuelle très dense, accompagnée par un texte dit par Laurie Anderson. Le montage donne à toutes ces images d’origines diverses – photos, vidéo, couleur, noir et blanc, etc. - une cohérence très fluide et une lisibilité très efficace. Il reprend la forme de films cultes comme Modulations – Cinema for the ears de Lara Lee, qui en 1998 utilisait comme ici une narration continue mêlant images d’archive, interviews, found footage, et commentaire externe pour raconter une histoire alternative de la musique électronique.

(Benoit Deuxant)

Le film Sisters With Transistors sera projeté le jeudi 28 Octobre au Kinograph, à 20h, suivi d'une rencontre avec les artistes Laryssa Kim et Azo

Kinograph, 227 avenue de la couronne, 1050 Bruxelles

(Il a été présenté le 3 Octobre 2021 au cinéma Nova, en partenariat avec Q-O2 Workspace.

La projection était suivie d’un débat mené par Julia Eckhardt, qui animera la discussion avec des musiciennes et artistes bruxelloises, parmi lesquelles Charo Calvo, Maud Seuntjes et Céline Gillain. (Cinema Nova – rue d’Arenberg 3 – 1000 Bruxelles)

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