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Critique

La prophétie des organes : « Crimes of the future » de David Cronenberg

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Que mangera-t-on dans le futur et comment ? Telle est la question qui se pose en filigrane d’un récit qui emmène le spectateur dans des profondeurs charnelles autrement plus enflammées que les voies digestives. Tel un haruspice des temps modernes, Cronenberg continue de nous raconter l’humanité en la regardant dans les entrailles.

Sommaire

Tout est mélange de corps, les corps se pénètrent, se forcent, s’empoisonnent, s’immiscent, se retirent, se renforcent ou se détruisent, comme le feu pénètre dans le fer et le porte au rouge, comme le mangeur dévore sa proie, comme l’amoureux s’enfonce dans l’aimé. — Gilles Deleuze

Art divinatoire

À la lumière de ce retour inespéré, il eût été dommage que Maps to the stars sorti en 2016 reste le film testament d’un cinéaste toujours moins à l'aise avec la satire mondaine que dans le geste qui lui est propre de sonder la chair, d'y voir non seulement un matériau sensible lié à une conscience, mais plus encore un spectaculaire théâtre de métamorphoses touchant à l'essence même du vivant. Le fait que la blessure, corporelle ou psychique, soit réduite – ou plutôt réassignée – à la fonction d'orifice est un point de vue qui nous fait bien comprendre que l’acte de pénétration peut être un acte de connaissance qui ne connaît aucune limite. Aussi, plus que la joie de voir le Canadien de 79 ans nous revenir en grande forme au bout de huit années de quasi-retraite, il y a celle de se retrouver là où le dégoût se mêle à l’excitation et l'horreur à la beauté.

Le scénario date lui aussi d’il y a vingt ans. À cet égard, un constat s’impose : l’inévitable recul sur l’œuvre que représente tout ce temps écoulé n’en a pas entamé la qualité visionnaire, attribut qui apparaît comme renforcé du fait que cette nouvelle proposition surgit au milieu d’un paysage cinématographique dominé par le réalisme documentaire. Il est vrai qu’au premier degré, Crimes of the future aurait vite fait de laisser croire qu'un jugement dernier nous guette dans sa conclusion. C’est sans compter le goût de l’équivoque d’un cinéaste fasciné par le potentiel de vie sous la peau. Si le titre du film peut porter à confusion, l'ambiguïté trouve son origine dans un célèbre roman de l’écrivain norvégien Knut Hamsun : La Faim (1888). Le protagoniste de ce délirant monologue est poète, Les Crimes du futur est le nom du recueil sur lequel il travaille. La formule plaît à Cronenberg qui s’en inspire pour réaliser un premier film, en 1970. L’œuvre actuelle n’a rien à voir avec ce précédent opus. Que l’auteur de Faux-semblants accroche un faux remake à sa filmographie n’étonnera personne, pas plus d’ailleurs qu’on ne cherchera une quelconque proximité avec le roman norvégien.

Les outrances de la nature

Tourné à Athènes, ce qui n’est pas de moindre importance quand on connait la situation économique de la Grèce et les canicules qui sévissent dans ce pays, le film met en scène un couple d’artistes, Caprice (Lea Seydoux) et Saul Tenser (Viggo Mortensen). Atteint d’un mal étrange, ce dernier se voit croître de nouveaux organes. Associée à une redéfinition métabolique, cette croissance, aussi pénible que spontanée, menace de lui faire perdre son humanité. A intervalle régulier Caprice, qui fut chirurgienne dans une autre vie, soulage son partenaire de ces poussées intruses. L’opération a lieu lors de représentations publiques. Dans la pénombre de caves douteuses, les performances d’une perversité addictive rassemblent un public d’initiés où les voyeurs se confondent aux scientifiques, mus les uns et les autres par les mêmes désirs inavouables. On y trouve des amateurs d’art mais aussi des représentants de diverses associations clandestines. Caprice et Saul ont beau se montrer circonspects dans leurs fréquentations, ils n’en sont pas moins avides d’embrasser par une pratique plus aventureuse un terrain de recherche qui, dans ses manifestations outrancières, semble épouser le mouvement même de la nature.

La technique doit toujours être considérée comme une extension du corps humain (…) Un bâton ou une pierre que l’on jette viennent renforcer l’action de la main, mais en fin de compte ce bâton ou cette pierre ne font que s’aligner sur le potentiel physique humain. En ce point critique de notre histoire, le phénomène nous laisse songeurs. Le corps humain ne pourrait-il pas évoluer de manière à résoudre les problèmes que nous avons causés ? Par exemple en développant une capacité à digérer le plastique ou tout autre matériau artificiel ? Une telle aptitude viendrait apporter un élément de réponse à la crise du climat, mais elle serait également un gage de survie, de grandeur et de prospérité. — David Cronenberg (ma trad.)

Les familiers du cinéma de Cronenberg se délecteront du mélange de sublime et de grotesque qui confère au film l’âcre saveur d’un filtre d’amour. Ils y trouveront quantité de gestes et de situations qu'il reviendra au spectateur de juger transgressives, images également chargées de l'habituel arsenal d’objets-signature : instruments chirurgicaux, machines et mobilier au design organique. Les thématiques environnementales et psychosomatiques que le film agrège avec jubilation se propagent de proche en proche sur le fil d'une intrigue qui trouble à bon escient les cadres du couple et de la communauté.

Sauvagerie maternelle

La jouissance, la pulsion, l’addiction et l’excès sont les coordonnées que Cronenberg se réserve pour dépeindre la société sous un angle libidinal. Le caractère déviant et obsessionnel de ce cinéma-là, sa folie même si l’on veut, pourraient néanmoins receler un avantage que bien des films d’un abord plus raisonnable n’ont pas lorsqu’ils tentent de poser un diagnostic sur notre époque. Au-delà de toute considération morale ou politique, fidèle au seul principe de jouissance (« surgery is the new sex »), Cronenberg regarde le réel à partir de son intensité propre, intensité qui est son principal sujet comme elle peut l’être d’une sensation ou d’un symptôme. Le prologue met en lumière ce qu’il convient d’appeler la sauvagerie maternelle. C’est une scène primitive, une scène essentielle pour le récit car tout ce qui va s’ensuivre s’y trouve déjà inscrit, analysé et vécu. Sauf à prêter foi en la vertu cathartique d’une image que Haneke n’aurait pas désavouée, la séquence n'a pas vocation à expier un tabou. Sa logique insensément rigoureuse est celle des grands récits fondateurs qui tentent, à leur manière, de formuler un sentiment sur l'avenir de l'humanité.


Texte : Catherine De Poortere

Crédit images et distribution : © The Searchers

Les films de David Cronenberg à PointCulture


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Agenda des projections

Sortie en Belgique le 25 mai 2022

En Belgique francophone, le film est programmé dans les salles suivantes:

Bruxelles : UGC Toison d'Or, UGC De Brouckère, Kinepolis, Le Palace, Kinograph

Wallonie : Charleroi Pathé, Charleroi Quai 10, Le Stuart, Liège Le Parc, Liège Sauvenière, Liège Le Churchill, Liège, Louvain-La-Neuve Cinescope , Imagix, Mons Plaza Art, Namur, Cinéma Cameo, Namur Acinapolis, Nivelles Ciné4, Tournai Imagix, Waterloo Wellington

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