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Des révoltes qui font date #80

1970 // La révolution et la convergence des luttes

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La chanson emblématique de Gil Scott-Heron occupe une place particulière parmi les textes ayant pour sujet la révolution. Elle est souvent mal décodée et considérée soit comme un appel à la révolte soit comme une simple critique de la télévision. La signification du texte est à la fois plus simple et plus complexe.

Gil Scott-Heron écrit ce texte à la fin des années 1960. La situation sociale et politique aux États-Unis est alors explosive. Plusieurs courants de revendication se croisent et parfois se rejoignent : les militants du mouvement Black Power inquiètent les conservateurs blancs, les étudiants occupent les campus universitaires, des voix de plus en plus nombreuses se lèvent contre la guerre du Vietnam et l’intervention américaine au Cambodge. L’Amérique réagit violemment à toutes ces contestations. Martin Luther King est tué dans des circonstances troubles en 1968. La Garde nationale ouvre le feu sur les étudiants dans l’université de Kent en mai 1970, faisant quatre morts. Plusieurs leaders du Black Panther Party sont assassinés par la police. Le gouvernement de Nixon, et surtout J. Edgar Hoover, le directeur paranoïaque et complotiste du FBI, mettent sur pied le COINTELPRO, un programme d’espionnage et d’infiltration de tous les mouvements progressistes du pays, destiné à les discréditer et à les détruire de l’intérieur.

Un contexte explosif

C’est dans ce contexte particulièrement trouble que Gil Scott-Heron débute sa carrière artistique. Il est noir, étudiant, jeune, progressiste, il a toutes les raisons pour se sentir concerné par la situation et par le sort de sa communauté. Il s’inscrit à l’université de Lincoln en Pennsylvanie, parce qu’un de ses héros, l’écrivain Langston Hugues, y avait étudié. Comme lui, c’est à travers la littérature qu’il veut diffuser ses idées et il entame en 1968 la rédaction de son premier livre, Le Vautour, une charge satirique de la société américaine sous forme de roman policier décalé, qui est publié l’année suivante.

C’est également à Lincoln qu’il rencontre Brian Jackson, un étudiant en musique avec qui il débute une collaboration placée sous l’influence des Last Poets. Le groupe, souvent considéré comme précurseur du rap, mélange percussions et spoken word. Leurs textes engagés, scandés sur des rythmiques d’inspiration africaine et afro-cubaine, seront pour les deux musiciens le schéma à suivre, et le premier album de Scott-Heron reproduira le même principe. Small Talk at 125th and Lenox sort en 1970 et le voit déclamer ses textes sur un fond de congas et de tambours bata de Cuba.

On trouve sur l’album le morceau « Whitey on the Moon », qui ironise sur la fierté des Blancs d'avoir marché sur la Lune alors que la population américaine, et surtout les Noirs, vit en grande majorité dans la misère. Mais l’album s’ouvre surtout sur un poème d’introduction, intitulé « The Revolution Will Not Be Televised ». Après s’être présenté, Gil Scott-Heron déclame un texte qui se veut une réponse ironique au morceau « When the Revolution Comes » des Last Poets. Si ceux-ci plaisantaient en disant que les gens allaient sûrement se contenter de regarder passer la révolution, assis devant leur télévision, Scott-Heron développe un argumentaire plus complexe, aujourd’hui encore mal compris.

Le texte sera repris l’année suivante sur l’album Pieces of a Man, que Gil Scott-Heron enregistrera cette fois avec Brian Jackson au piano, et un accompagnement musical soul-jazz renversant, fourni par les musiciens hors pair engagés par le producteur Bob Thiele : Hubert Laws à la flûte et au saxophone, Bernard Purdie à la batterie, Ron Carter à la basse et Burt Jones à la guitare. C’est cette version qui deviendra populaire par la suite, même si le morceau – et l’album dans son ensemble – ne recevra que peu d’attention à l’époque.

Un texte à décrypter

Le texte du morceau est avant tout une liste, et une liste avant tout de ce que la révolution ne sera pas. Gil Scott-Heron y accumule les références aux programmes de la télévision populaire : les dessins animés (Bullwinkle), les sitcoms (Julia, Green Acres, Beverly Hillbillies, etc.), les publicités et les marques des sponsors (le dentifrice Ultra Brite, les rasoirs Gillette, le déodorant Dove, etc.), les pop stars (Tom Jones, Engelbert Humperdinck, etc.) et les célébrités (Steve McQueen, Natalie Wood, Jackie Onassis, etc). Beaucoup de ces allusions sont aujourd’hui difficiles à saisir, et plusieurs sites qui font l’exégèse du texte doivent replacer chaque personnage dans son contexte pour comprendre l’intention de Scott-Heron les concernant.

Une chose est sûre, il s’agit d’un texte hautement satirique, dans lequel l’auteur force le trait en ajoutant, après toutes ces citations, des éléments délirants : Richard Nixon jouant du clairon pour entrainer une charge de cavalerie rassemblant les principales figures du gouvernement de l’époque : le procureur général John Newton Mitchell, le vice-président Spiro Agnew et le général C.W. Abrams qui commandait les troupes américaines au Vietnam. L’effet de slapstick, la transposition cartoonesque, devaient être hilarants à l’époque de la sortie du morceau. De même les citations tirées directement des slogans publicitaires : « une tornade blanche » (Ajax), « un tigre dans votre moteur » (Esso), « les choses vont mieux avec du Coca », etc.

The Revolution Will Not Be Televised

You will not be able to stay home, brother

You will not be able to plug in, turn on and cop out
You will not be able to lose yourself on skag
And skip out for beer during commercials, because
The revolution will not be televised

The revolution will not be televised
The revolution will not be brought to you
By Xerox in four parts without commercial interruptions
The revolution will not show you pictures of Nixon blowing a bugle
And leading a charge by John Mitchell, General Abrams, and Spiro Agnew
To eat hog maws confiscated from a Harlem sanctuary
The revolution will not be televised

The revolution will not be brought to you by the Schaefer Award Theatre
And will not star Natalie Woods and Steve McQueen or Bullwinkle and Julia
The revolution will not give your mouth sex appeal
The revolution will not get rid of the nubs
The revolution will not make you look five pounds thinner, because
The revolution will not be televised, brother

There will be no pictures of you and Willie Mae
Pushing that shopping cart down the block on the dead run
Or trying to slide that color TV into a stolen ambulance
NBC will not be able predict the winner
At 8:32 on report from twenty-nine districts
The revolution will not be televised

There will be no pictures of pigs shooting down brothers on the instant replay
There will be no pictures of pigs shooting down brothers on the instant replay
There will be no pictures of Whitney Young
Being run out of Harlem on a rail with a brand new process
There will be no slow motion or still lifes of Roy Wilkins
Strolling through Watts in a red, black, and green liberation jumpsuit
That he has been saving for just the proper occasion

"Green Acres", "Beverly Hillbillies", and "Hooterville Junction"
Will no longer be so damn relevant
And women will not care if Dick finally got down with Jane
On "Search for Tomorrow"
Because black people will be in the street looking for a brighter day
The revolution will not be televised

There will be no highlights on the eleven o'clock news
And no pictures of hairy armed women liberationists
And Jackie Onassis blowing her nose
The theme song will not be written by Jim Webb or Francis Scott Keys
Nor sung by Glen Campbell, Tom Jones, Johnny Cash
Engelbert Humperdinck, or The Rare Earth
The revolution will not be televised

The revolution will not be right back
After a message about a white tornado
White lightning, or white people
You will not have to worry about a dove in your bedroom
The tiger in your tank, or the giant in your toilet bowl


The revolution will not go better with Coke
The revolution will not fight germs that may cause bad breath
The revolution will put you in the driver's seat

The revolution will not be televised


Will not be televised
Will not be televised
Will not be televised
The revolution will be no re-run, brothers
The revolution will be live

Quelques vers sont des clins d’œil à la culture noire américaine, le quartier de Watts, des caméos des militants des droits civiques Roy Wilkins et Whitney Young, quelques mots d’argot. Le texte entier est un long collage, un zapping à travers le quotidien télévisé de l’Amérique de 1970. Ponctuant cette énumération, la phrase « the revolution will not be televised » agit comme une interférence, un signal annonçant que le système sera bientôt renversé. Désormais, la révolution n’aura pas lieu sur l’écran mais dans la réalité, ce ne sera pas un spectacle, ce sera la vie. Contrairement au constat désabusé des Last Poets, Gil Scott-Heron semble croire à la possibilité d’une révolution qui change tout, où les spectateurs deviennent acteurs. Mais est-ce vraiment la signification du texte ?

Une œuvre ouverte

Depuis sa parution, il ne passe pas une année sans que le morceau ne soit cité, détourné, sans qu’une allusion plus ou moins subtile n’y soit faite. Combien d’articles de journaux ou de magazines, combien de morceaux de rap ou de rock, combien de publicités, n’ont-ils pas emprunté au texte son titre pour en faire : « la révolution ne sera pas télévisée », « la révolution sera télévisée », « la révolution devrait être télévisée », voire « la télévision sera révolutionnée » ? Marqueur de son temps, la chanson est devenue un raccourci, un terme générique pour signifier « contestation », « militantisme », parfois étiqueté « années 1970 » et limité à l’activisme afro-américain, mais parfois aussi utilisé comme hymne porte-parole de toutes les révolutions possibles, de tous les combats, de toutes les révoltes.

Il se peut que l’interprétation du morceau soit ouverte, et que toutes les réappropriations du texte soient légitimes. Il se peut aussi que la plupart soient à côté de la plaque. Gil Scott-Heron lui-même a souvent été pressé d’en donner sa version, son explication définitive, et il en a livré plusieurs, toutes différentes, changeant au fil des années. Une première est que le sujet du texte n’est pas la révolution mais bien la télévision. Pour lui comme pour la majorité des Afro-Américains, la télévision de son époque (qui a un peu évolué entretemps, même si elle reste très contestable sur ce fait) n’accordait aucune place à la population noire. Peu ou pas, ou mal, représentée à l’écran, son existence était comme passée sous silence, ne faisant surface que lors d’une émeute ou à l’occasion d’un fait divers. S’ils n’étaient pas filmés durant une arrestation, montrés comme maitrisés, matés par la police, rempart du monde blanc contre la menace de « l’autre », les seuls Noirs acceptés étaient boxeurs ou joueurs de base-ball.

La vision des USA à travers la télévision était alors purement blanche, depuis les personnes montrées à l’écran, les situations décrites, jusqu’à la culture célébrée (la musique, la cuisine, la mode, etc.). Le discours médiatique est blanc et s’adresse aux Blancs en exclusivité. Comme pour toutes les autres minorités, il est alors impossible pour les Afro-Américains d’obtenir un reflet de leur quotidien, et l’information qui est diffusée ne les concerne qu’à peine. Envisagé en ce sens, le texte de Scott-Heron serait un encouragement à abandonner ces écrans inutiles qui n’ont aucun rapport avec la vraie vie, et à se plonger dans la réalité plutôt que dans l’illusion.

Une autre interprétation que donnera le musicien plus tard se voulait plus philosophique : dans les années 1990, il parlera d’une révolution avant tout mentale. Le changement à déclencher doit tout d’abord avoir lieu dans les esprits, chacun doit commencer par comprendre ce qu’il faut changer dans son propre mode de vie, dans sa propre vision des choses, avant d’essayer de bouleverser le monde. Cette révolution-là doit venir de l’intérieur, on ne peut pas l’apprendre comme une information, l’ingérer comme un slogan. Elle doit provenir d’une prise de conscience, d’une volonté de se réajuster à la réalité plutôt que d’essayer d’infléchir celle-ci par la violence.

Cette relecture tardive n’est pas forcément un revirement, elle s’ajoute à toutes les autres explications et commentaires du texte. Gil Scott-Heron y ajoute encore l’idée que les Afro-Américains sont les seuls vrais Américains, parce qu’ils sont les seuls à devoir se battre pour être reconnus comme tels, alors que pour les Blancs il s’agit d’un privilège de naissance. Bien des années plus tard, ce morceau, écrit à l’âge de 21 ans, presque d’un seul jet selon la légende, reste un sujet inépuisable. Le musicien a quelquefois trouvé qu’il prenait trop de place et éclipsait le reste de sa discographie. Mais il reste un texte important et riche. Analysé dans les détails, son contenu humoristique a sans doute perdu de son immédiateté, mais son ton sarcastique a conservé toute son actualité. Quelles que soient les interprétations qu’on en donne, il reste un appel irrésistible au changement, en nous et dans le monde, partout et toujours.

(Benoit Deuxant)

(crédit photo : télévision par Michal Lis on Unsplash )