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Des révoltes qui font date #77

Avril 2010 // Diffusion de la vidéo classifiée « Collateral Murder » par Wikileaks

Julian Assange 2
Julian Assange 1
Bien que difficile à cerner, Julian Assange n’en est pas moins devenu le symbole d’une liberté d’expression bafouée. À travers son documentaire baptisé « We Steal Secrets : The Story of Wikileaks », Alex Gibney contribue à renforcer la personnification de l’organisation Wikileaks, au détriment de l’idéal qui, aux origines, a conduit son créateur à se dresser contre l’opacité du pouvoir.

Sommaire

De la fuite à sa source

Avril 2010. L’organisation Wikileaks fait paraître une série de documents classifiés sur la guerre en Irak. Une vidéo baptisée « Collateral Murder » marque les esprits et convainc une part de l’opinion public du bien-fondé de ces divulgations. Glaçantes, les images montrent un raid aérien effectué à Bagdad depuis un hélicoptère Apache de l’U.S. Army.

En mal d’action, et croyant reconnaître une arme dans les mains d’individus au sol, un militaire ouvre le feu depuis l’appareil en vol, sans sommation. Au moins dix-huit personnes sont tuées, toutes civiles, avec, parmi elles, deux journalistes de l’agence Reuters. Ce que le tireur prenait pour un fusil d’assaut n’était, en fait, qu’un simple appareil photographique.

Si cet épisode constitue, à n’en pas douter, un tournant dans la notoriété grandissante de Wikileaks et Julian Assange, ce dernier n’en est pas à son premier hold-up en termes d’informations à haut potentiel de compromission. Moins d’une année plus tôt, l’organisation contribue en effet à la diffusion d’un mémorandum interne à la banque islandaise Kaupthing, document pourtant voué à demeurer occulte.

Pour anecdotique que puisse paraître cette fuite, elle n’en est pas moins le creuset à partir duquel Julian Assange commence à bâtir son image de lanceur d’alerte au service de l’intérêt public. Tandis qu’une injonction judiciaire empêche la télévision nationale de faire la lumière sur la teneur d’éléments contraires à l’intérêt du peuple islandais, ce dernier découvre, via Wikileaks, l’existence de prêts de plusieurs centaines de millions d’euros consentis par Kaupthing à ses propres dirigeants, juste avant sa faillite causée par la crise de 2008. L’organisation développe donc progressivement son assise sur la crise de confiance dont sont frappées les institutions, y compris la justice.

Kauphting

La banque islandaise Kaupthing - Crédits : RTBF

Alors que Julian Assange se voit définitivement starifié par le grand public suite à la parution de « Collateral Murder », la fameuse vidéo controversée, sa source ne tarde pas, quant à elle, à être mise aux arrêts : il s’agit d’un certain Bradley Manning – que l’on se doit désormais d’appeler par son prénom d’emprunt, Chelsea – un analyste de l’armée des États-Unis alors en poste en Irak. On doit également à Chelsea Manning – personne transgenre ayant suivi un traitement hormonal et entamé un changement d’identité – les révélations sur le scandale de la prison d’Abou Ghraib, une affaire incriminant des militaires et agents de la CIA pour violation des droits humains à l’encontre de prisonniers irakiens, lesquels furent physiquement et psychiquement torturés entre 2003 et 2004.


Idéalisme et mégalomanie

En 2008, Alex Gibney se voit récompenser de l’Oscar du meilleur documentaire pour Taxi to the Dark Side, dans lequel il expose les pratiques d’interrogation des marines durant la guerre d’Afghanistan, mais aussi à Abu Ghraib et Guantanamo. Partant du cas emblématique d’un chauffeur de taxi afghan torturé jusqu’à ce que mort s’en suive, le film examine le basculement dans la politique américaine de lutte contre le terrorisme après les attentats du 11 septembre 2001.

Une demi-décennie plus tard, il se réapproprie la problématique sous un angle neuf, fort des révélations produites par Wikileaks. Avec We Steal Secrets : The Story of Wikileaks, l’émergence de l’organisation y est analysée par le prisme de son fondateur controversé. Malgré le concours d’intervenants de poids tel que Daniel Domscheit-Berg – ancien numéro 2 de Wikileaks –, la focale se resserre presque inéluctablement autour de la personnalité de Julian Assange, vedette du film d’Alex Gibney comme de bon nombre de citoyens adeptes de la liberté d’expression et de la transparence d’État. En cela, le cinéaste ne contribue pas particulièrement à découpler le créateur de sa créature, démarche documentaire dont l’intérêt n’aurait pas été démenti tant Wikileaks se borne déjà, dans l’imaginaire collectif, à la figure totem de Julian Assange.

Julian Assange

Image extraite de We Steal Secrets : The Story of Wikileaks

En tant que réalisateur et scénariste, Alex Gibney est, pour une large part, maître de la direction que finit par emprunter son film. Sur base de la teneur des propos qu’il recueille auprès de son panel de protagonistes, il devient évident qu’il contribue davantage, par l’orientation de ses questions, à présenter une version personnifiée de Wikileaks qu’à réellement en dégager les ressorts. Sans doute peut-on voir un hiatus manifeste entre la présentation du sujet – résumé par un titre quelque peu racoleur – et son traitement, largement axé sur le personnage qu’il cherche à cerner. C’est cela, en définitive, qui constitue le véritable objet de ce mal nommé We Steal Secrets : The Story of Wikileaks.

« Ainsi porté aux nues, pourquoi Julian Assange ne serait-il pas devenu, au moins en partie, cet histrion imbu de lui-même qui aurait fini par faire de l’ombre à son propre idéal d’intérêt de la multitude, quitte à jeter le discrédit sur le geste de révolte qui l’a un jour fait connaître ? — »

Mais qu’y a-t-il de si étonnant à ce qu’un objet cinématographique soit le reflet fidèle, non pas de la complexité d’une organisation dont le core business semble inaccessible au commun des mortels, mais bien plutôt d’une société profondément entravée, dans sa lecture du monde, par un phénomène de starification dont l’effet principal est de déléguer la compréhension d’enjeux cruciaux à un individu à la stature messianique ? En cela, le film contribue à renforcer le culte de la personnalité qui, de façon systémique, régit la plupart des rapports de la masse aux plus hauts faits d’arme de l’espèce humaine. Que ceux-ci aient trait aux savoirs, aux techniques ou aux arts, ils semblent toujours à la portée d’une récupération par la sphère d’influence de l’entertainment.

Ainsi porté aux nues, pourquoi Julian Assange ne serait-il pas devenu, au moins en partie, cet histrion imbu de lui-même qui aurait fini par faire de l’ombre à son propre idéal d’intérêt de la multitude, quitte à jeter le discrédit sur le geste de révolte qui l’a un jour fait connaître ? C’est à cette question que, semble-t-il, le film d’Alex Gibney tente de répondre. Avec en contrepoint le personnage de Chelsea Manning – lequel n’a pas eu l’opportunité de faire valoir son point de vue au cours de la réalisation du documentaire –, la trajectoire du hacker australien est scrutée tant par le prisme de ses défenseurs que de ses détracteurs, sans jamais que le cinéaste ne parvienne à le caractériser de manière définitive.


Simon Delwart

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