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Focus

Iris Brey : La représentation des minorités dans le cinéma belge récent

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Depuis son premier essai Sex and the series suivi par Le Regard féminin, l’essayiste et journaliste franco-américaine Iris Brey s’est donné pour objectif de défricher le territoire du cinéma en mobilisant les études de genre. Loin du travail critique ordinaire qui fait peu de cas du corps, le repérage de stéréotypes et d’éléments de subversion sur les écrans aboutit à la mise en lumière d’esthétiques émancipatrices. L’automne dernier, la chercheuse était l’invitée du Centre du Cinéma et de l’Audiovisuel. Après un premier volet consacré au décryptage du scénario, elle était de retour en ce début du mois de mars pour une masterclass resserrée sur la représentation des minorités dans le cinéma belge récent.

« Le cinéma, c’est mettre un uniforme à l’œil » affirmait en son temps Franz Kafka. Ce n’est pas pour lui donner tort que les travaux d’Iris Brey nous apparaissent sous un jour tellement réjouissant. En considérant le cas précis des minorités, leur présence sur les écrans s’aiguise du fait d'un manque de contrepoints dans la vie réelle, qu’il s’agisse de prostitué(e)s, de personnes de couleur ou transgenres et plus généralement de tout individu à l'identité floue. La segmentation de la société en milieux relativement homogènes ne favorise pas les rencontres. À défaut d’interactions, les images qui peuplent les écrans colonisent l’inconscient collectif. Des codes visuels trompeurs ancrent la confusion dans les mentalités, par exemple quand l'industrie du cinéma travestit des hommes pour jouer le rôle de personnes transgenres. Une telle inconséquence dans le traitement visuel des minorités contribue à reléguer des franges entières de population à une catégorie d'êtres ontologiquement différents, de citoyens pas tout à fait comme les autres qu’il faut (savoir ce qui est pire) craindre ou plaindre. Il est vrai que le cinéma raffole des monstres : tout être qui s’éloigne un tant soit peu de la norme risque de se voir mettre un masque sous lequel on finira par oublier son vrai visage. Heureusement, nous dit Iris Brey, il y a dans cette force persuasive qui anime les écrans un versant beaucoup plus créatif et revigorant : la subversion.

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Mya Bollaers dans Lola vers la mer de Laurent Micheli.

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Les vives sensibilités actuelles ne doivent pas laisser ignorer que ces problématiques travaillent le cinéma depuis toujours. Dans la lignée du fameux Placard (The Celluloid Closet, Rob Epstein et Jeffrey Friedman, 1995) qui mettait au jour les troubles du genre très présents quoique pas du tout assumés dans le cinéma classique hollywoodien, le documentaire Disclosure (Sam Feder, 2020) approfondit la question sur le plan des représentations des personnes trans. Le montage, qui alterne témoignages et extraits de films, séries et programmes télévisés américains souligne la complexité de tout ce qui a trait à l’apparaître, s’agissant d’individus n'ayant bien souvent en commun que le fait d’avoir été refoulés dans l’ombre. À cet égard, le documentaire ne fait pas l’impasse sur la transphobie qui peut ronger les communautés LGBT de l’intérieur, ou sur l’erreur, lourde de conséquences, on le disait plus haut, qui consiste à confier à des personnes cisgenres (personnes dont le genre ressenti correspond au genre assigné à la naissance), le rôle de personnages trans, mépris de la réalité à l'origine de nombreuses violences sexuelles dans l’espace public.

Ce n’est donc pas adopter une posture militante que de souhaiter que ces schémas d’un autre âge cessent d’offusquer la vue et la créativité du public comme celles des auteurs. Positivement, Iris Brey se met à l’affût des éléments visuels et scénaristiques qui, sur les écrans d’hier et d’aujourd’hui, brouillent les frontières, contredisent la norme et, de ce fait-là, sont susceptibles de renouveler l’imaginaire. En tout état de cause, ce n’est pas à la surface des apparences que se définit le sens d’une image régénératrice. En situant sa démarche dans le sillage des études anglo-saxonnes héritées de Merleau-Ponty, Iris Brey promeut une approche phénoménologique. Il s’agit de remettre un peu de chair au centre de l’expérience du spectateur en raccordant ses perceptions aux manières dont les corps sont mis en scène. Au-delà du processus d’identification, le vécu du film est d’autant plus intense que les personnages ne sont pas réifiés. Des corps-sujets : voilà ce qui corse singulièrement l’aventure optique.


En soumettant à ce cadre d’analyse trois films belges récents, Lola vers la mer de Laurent Micheli, Losers Revolution de Thomas Ancora et Grégory Beghin et Filles de joie de Frédéric Fonteyne et Anne Paulicevich, la chercheuse réalise un travail d’une grande pédagogie. L’argument prend la forme d’une véritable méthode que chacun peut s’approprier dans son usage courant des médias.


L'empathie, l’humour, le recours à la violence, l'occupation de l'espace, les ellipses : Iris Brey pointe ce qui, dans chacun de ces trois longs métrages, déjoue les clichés. On se souvient que le cinéma est l’art du mouvement presque autant que celui de l’obsession. Quel meilleur remède contre la focalisation sur les organes sexuels des femmes et des personnes trans que la dynamique des corps ? La caméra qui s’attache à suivre un personnage en action, c'est un regard qui n'objectifie pas, ne fétichise pas son anatomie. Retranscrire l’expérience du désir engage un processus plus complexe que de filmer une paire de fesses ou de seins. Ce serait plutôt saisir comment le corps parle au monde et comment le monde lui répond (Catherine Malabou). Corollairement, un geste décisif de ce type d’analyse est de s’intéresser à ce qui se montre autant qu’à ce qui ne se montre pas. C’est tout le sujet de la violence féministe qui éclate dans le final de Filles de joie. Dimension restée taboue à en croire la rareté des films consacrés aux mouvements contestataires féminins. Et c’est un fait que la violence des femmes fait davantage l’objet de mises en scènes qui les dépeignent sous un jour pathologique. L'hystérie est un diagnostic opportuniste qui offre un moyen facile d’effacer toute revendication d’ordre politique.

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En prêtant attention à la scénographie et aux dialogues, mille petites choses peuvent nous mettre sur la piste d’une conscience accrue que ce qui se joue à l’écran ne relève pas que du divertissement ou de la fiction. Par la capacité qui est la sienne de circuler entre les images, Iris Brey ne cesse d’opérer des rapprochements entre les œuvres, les formats et les faits d’actualité. En vrac, sont inclus dans sa réflexion un chapitre sur le genre rape & revenge, les séries HBO I May Destroy You (Michaela Coel) et Big Little Lies (David E. Kelly) ou, dans une autre catégorie, la série Hulu Love, Victor qui explore la question trans sous l’angle de l’intersectionalité , It’s Pat, sketch du Saturday Night Live, et sur Showtime Work in Progress d’Abby McEnany et Tim Mason. Au rang des théoriciennes, on retiendra pour le monde francophone Elsa Dorlin avec Se défendre (2018), Iréné qui signe La Terreur féministe (2021), Coline Cardi et Geneviève Pruvost, co-autrices de Penser la violence des femmes (2012), sans oublier, sous le signe de la phénoménologie du corps féminin, l'incontournable philosophe Camille Froidevaux-Metterie. Des films, des séries, des documentaires, des essais, des shows télévisés : dans la lignée des cultural studies, c’est un nombre considérable de productions qui, mises en lien les unes avec les autres, donnent une idée d’un paysage politique d’une ambivalence profonde où le réel entretient un dialogue continué avec ses représentations.


Rencontre proposée et animée par Le Centre du Cinéma et de l'Audiovisuel.

En complément : Étude sur la diversité dans les films belges en 2019 coordonnée par Sarah Sepulchre pour le Centre du Cinéma et de l'Audiovisuel.

Image en bannière : Annabelle Lengronne dans Filles de joie.


Texte : Catherine De Poortere

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