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Critique

Une nation d'hypocrites - « Prohibition » (Ken Burns et Lynn Novick)

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documentaire, Politique, Etats-Unis, histoire, alcool, document historique, Lynn Novick, Prohibition, Ken Burns

publié le par Benoit Deuxant

Comment une bonne intention, destinée à solutionner un problème bien réel, a pu mal tourner et modifier radicalement, et à long terme, les États-Unis. La prohibition, qui devait supprimer les méfaits de l’alcoolisme qui ravageait le pays, l’a en fait plongé dans le chaos, a détourné les citoyens les plus paisibles de l’obéissance à la loi, permis l’émergence de la criminalité organisée et de la corruption généralisée.

Dans une documentaire fleuve de cinq heures et demie, divisé en trois parties, les cinéastes Ken Burns et Lynn Novick retracent les origines, l’évolution et la chute de ce qui a été à ce jour le seul amendement abrogé dans la Constitution américaine. Ils se basent en grande partie sur le livre Last Call: The Rise and Fall of Prohibition de Daniel Okrent. Ratifié en janvier 1919, ce 18ème amendement a été accompagné d’une série de mesures appelées Volstead Act, voté par le Congrès quelques mois plus tard pour le mettre en exécution l’année suivante. La prohibition durera 13 ans et il faudra un nouvel amendement, le 21ème cette fois, pour y mettre un terme.

Le film commence par expliquer ce qui était alors en jeu. Plusieurs décennies avant cette décision, de nombreux mouvements de citoyens à travers le pays cherchaient à tempérer les ravages que produisait alors selon eux la consommation d’alcool. Dès leur émergence à la fin du 19e siècle, les différents courants d’opposition à la boisson étaient un cocktail assez étrange de progressistes et de conservateurs, de comités de bienfaisance et de milices nationalistes. La plus importante de ces organisations, la Ligue Anti-saloon, dirigée par H.H. Russell, puis Wayne Wheeler, très puissante dans les États du Sud où elle était intimement liée au Ku Klux Klan (groupuscule aussi anticatholique qu’il était raciste), prendra le pas sur ses concurrents directs des ligues de tempérance d’orientation chrétienne et féministe. La vision charitable de ces dernières, qui voulaient lutter contre les méfaits sociaux de l’alcool dans les classes ouvrières et contre la violence domestique, était chez les premiers au deuxième plan derrière une forme à peine déguisée de xénophobie et de racisme. Ils voulaient avant tout défendre les idéaux des protestants blancs contre les nouveaux arrivants sur le continent, les émigrés juifs et catholiques venus d’Italie, d’Allemagne, d’Irlande, etc. qui tous amenaient une culture différente et une autre approche de l’alcool.

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On le voit, dès le début le mouvement se voulait régenter la vie de la population entière selon les mœurs rigoristes des mythiques pilgrims, les pères pèlerins puritains, considérés comme les fondateurs de la nation américaine, à laquelle ils ont apporté leur vision radicale du christianisme. L’intrusion de nouvelles manières de vivre devait selon eux être combattue à tout prix. Mais des éléments objectifs, concrets, vont leur donner des arguments et leur amener la sympathie des ligues de tempérance chrétienne et d’une part grandissante des citoyens de tous bords. Au début du 20e siècle, le pays consomme de l’alcool du matin au soir, comme bien d’autres pays, à l’époque où la bière est souvent plus saine que l’eau courante.

Les mouvements chrétiens jusque-là opposés à l’alcool pour des raisons religieuses et morales vont ajouter à leur cause des justifications sociales. Un changement s’est en effet progressivement fait dans les habitudes de consommation et, au lieu de la bière et du cidre, et plus rarement du vin, c’est vers des alcools de plus en plus forts que les gens se tournent. Le rhum et le whisky commencent à avoir des effets dévastateurs sur la vie sociale et économique des Américains. L’image du mari violent dépensant l’entièreté de sa paie à la fin de la semaine, plongeant sa famille dans la misère, devient un phénomène courant. La première partie du film s’intitule «Une nation d’ivrognes».

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La série montre comment, avant les armes, la drogue ou l’avortement, l’alcool est devenu un des premiers thèmes politiques centraux des USA, une des premières formes de ce qu’on appelle les “single-issue politics”. Ces questions, qui n’admettent que rarement la discussion ou la modération, divisent régulièrement la vie du pays en partisans et opposants, impossibles à réconcilier, deviennent la question unique qui oriente les choix des électeurs, et permettent ou défont la carrière de toute personne publique. Ce type de politiques en noir ou blanc, sans marge de manœuvre possible, sont sans doute nées alors et sont aujourd’hui encore bien vivantes, si elles ne sont pas pires encore. Le film montre à quel point le sujet de l’alcool a polarisé le pays à l’époque, avant comme après le passage à la prohibition. L'opposition entre les wets (les mouillés par l’alcool) et drys (au régime sec) prendra souvent des tours violents, avec destructions de saloons par des foules d’émeutiers. Si les partisans de l’abstinence totale (avec un T majuscule comme dans Teetotallers, leur surnom) prédisaient que “l’enfer serait désormais déserté à tout jamais”, le déroulement de ces treize années de privation leur donnera tort.

La prohibition, comme le montre le film, a eu des conséquences inattendues, parfois drôles, parfois tragiques, souvent dramatiques. Les deux figures que l’avenir retiendra de cette période seront la flapper et le gangster. La flapper est la jeune fille libérée, court-vêtue, fréquentant les speakeasies, des débits de boissons illégaux dont la capacité allait du boui-boui pour quatre personnes et une bouteille à des salles de bal clandestines où se produisaient les meilleurs orchestres de jazz de l’époque. Elle est la sensation à la mode des années 1920, la version joyeuse de la désobéissance civile qui couve contre la prohibition. L’autre version est plus sinistre, même si la culture populaire lui accordera aussi une forme de glamour. C’est celle de la nouvelle criminalité que va faire naître l’interdiction de la vente d’alcool.

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Alors que la production pharmaceutique, l’usage modéré et privé sont tolérés, la distribution est, elle, sévèrement réprimée. Une génération entière de petits criminels sans grande envergure y a trouvé une porte vers la fortune et le pouvoir. Un trafic avec une telle demande, et aucune alternative légale, a permis la création des “syndicats du crime” de la culture populaire. Dans les grandes villes comme New York et Chicago, la guerre de territoire entre les gangs fera des victimes sans nombre. Leur existence sera facilitée par la corruption de la police et des politiciens, peu dévoués à la nouvelle loi, et facilement achetés par l’argent insensé qu’amassent les trafiquants.

La prohibition a transformé des citoyens jusque-là respectueux des lois en criminels et ridiculisé le système judiciaire ; il a fait de la consommation illicite d’alcool une activité ludique et affriolante, permis à des petits gangs de quartiers de devenir des syndicats du crime nationaux, poussé des fonctionnaires du gouvernement à contourner, voire à enfreindre la loi, et a donné naissance à un cynisme et une hypocrisie qui ont rompu le contrat social de la nation entière — Ken Burns

Le film montre les absurdités du système, l’hypocrisie d’une grande part de la population, qui imaginait la prohibition pour les autres mais pas pour elle-même, les failles légales dans lesquelles se sont engouffrés les trafiquants et les criminels. Des braqueurs, des cambrioleurs de seconde zone, que personne n’aurait jusque-là fréquentés, et encore moins soutenus, vont prendre aux yeux du peuple un air quasi sympathique depuis qu’ils ne font “que” vendre de l’alcool, ce que tout le monde réclame, en cachette. Certains, comme Al Capone, deviendront des personnalités publiques, courtisant les médias et signant des autographes.

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Il faudra, pour rejeter la prohibition, une combinaison de forces aussi hétéroclites que pour son instauration : des partisans de l’alcool, des citoyens inquiets de la criminalité née du trafic, d’autres considérant que l’interdiction va trop loin et nie la capacité des Américains à gérer leur propre vie. Le coup de grâce viendra de l’économie. En 1929, les États-Unis plongent dans la Grande Dépression, une personne sur quatre perd son emploi et la population se retrouve à la rue ou sur les routes. Dans ces circonstances, les dépenses occasionnées par la lutte acharnée contre l’alcool semblent scandaleuses et une relance de la vente qui créerait des millions d’emplois est extrêmement tentante. Il faudra encore quelques années mais, face à la radicalisation des prohibitionnistes opposés à tout compromis et demandant au contraire une plus grande sévérité, le mouvement conduira inexorablement au 21ème amendement de 1933 qui mettra un terme définitif à “la grande expérience” de la prohibition.

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Le 18ème amendement reste une anomalie dans la Constitution américaine. C'est le seul amendement qui met en place une interdiction au lieu d’entériner une liberté. Les intervenants du film reviendront souvent sur l’arrogance des prohibitionnistes, forts de leur supposée supériorité morale. L’opposition à leur politique est moins une opposition à leurs idées qu’une réaction profondément américaine : “Qui êtes-vous pour me dicter ma vie?”. La relation à l’autorité, et surtout à l’autorité fédérale, ne sera plus jamais la même après ces 13 ans.

À sa sortie en 2011, les auteurs du film soulignaient les parallèles à faire entre cette époque et la situation de l’Amérique d’alors. Ils montraient la manière dont une question unique pouvait monopoliser le discours politique d’un pays, au point de noyer toute possibilité de discussion, et toute nuance. Comme la war on drugs, la guerre contre la drogue lancée par le président Nixon, qui prit sous Reagan une forme littéralement militarisée, et est régulièrement dénoncée comme un échec, la prohibition est un exemple de politique intransigeante vouée à se retourner contre ses auteurs. Aujourd'hui encore, prendre position pour l’avortement, ou l’immigration, ou pour le contrôle des armes, peut coûter à un politicien sa carrière. Les réactions à ces questions sont épidermiques, elles échappent à toute tentative de rationalisation. La simplification à outrance, et l’amplification des médias, interdisent toute modération, et nient la complexité de chaque sujet.

Benoit Deuxant


Le film est disponible dans nos collections: https://www.pointculture.be/mediatheque/documentaires/prohibition-th7620

Il est également visible sur ARTE.TV jusqu’au 31 janvier 2021


Une suggestion de lecture : François Monti, Prohibitions (Les Belles Lettres, 2014)

https://www.francoismonti.com/prohibitions

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