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Des révoltes qui font date #38

Septembre 1957 // Écœurement face à la ségrégation scolaire à Little Rock, Arkansas

"Charles Mingus Presents Charles Mingus"
Little_Rock_Nine_protest
Très peu de temps après les faits, le colosse de la contrebasse Charles Mingus se moque en concerts du gouverneur (démocrate) de l'Arkansas qui avait envoyé la Garde nationale de l'État empêcher neuf adolescents noirs de suivre les cours dans une école jusque-là réservée aux seuls Blancs. Le morceau deviendra l'un des plus emblématiques de son répertoire.

Sommaire

Les « Little Rock Nine »

En mai 1954 – via l’arrêt Brown vs. Board of Education of Topaka, Kansas – la Cour suprême des États-Unis déclare illégales les lois maintenant en place la ségrégation raciale dans les écoles et appelle à leur « désagrégation ». La National Association for the Advancement of Colored People (NAACP) entreprend d’inscrire des étudiants noirs dans des écoles jusque-là réservées aux Blancs, en particulier dans les anciens États confédérés du Sud.

À la Little Rock High School (dans l’Arkansas), la NAACP inscrit neuf élèves (six filles et trois garçons). En mai 1955, le Conseil de l’école, suivant les directives de la Cour suprême, accepte l’inscription des élèves pour la rentrée scolaire de 1957. Le 4 septembre 1957, le gouverneur (démocrate) de l’Arkansas Orval Eugene Faubus (1910-1994), se retranchant derrière des soucis de maintien de l’ordre (éviter le chaos et la violence) mais sûrement plutôt motivé par des visées électorales (flatter l’électorat raciste et ségrégationniste) envoie la Garde nationale de l’Arkansas empêcher les « Little Rock Nine » de rentrer dans l’école et de suivre les cours.

Le 23 septembre, les neuf élèves pénètrent dans l’établissement scolaire et, lorsque la nouvelle se propage, une foule d’un millier d’opposants à la déségrégation se rassemble à l’extérieur. Le président Dwight D. Eisenhower qui, depuis le début du mois, avait essayé de faire pression sur le gouverneur Faubus (par télégramme, puis lors d’une rencontre à Newport, Rhode Island), prend le contrôle sur la Garde nationale locale et ordonne à cette force militaire de réserve de retourner à ses cantonnements, et envoie la 101e division aéroportée sur place pour désormais escorter les neuf élèves jusqu’à l’école.

L’affaire fait grand bruit, aussi à l’échelle nationale et internationale. Un journaliste local qui suit les événements se verra récompenser par un Prix Pulitzer en 1958 pour son travail et même un musicien considéré peu politisé comme Louis Armstrong, ne peut se taire.

Louis Armstrong article de journal sur les "Little Rock Nine"
I was hot… and am still hot… over the school situation in Arkansas. My people, the Negroes, are not looking for anything… We just want a square shake. But when I see on television and read about a crowd spitting on and cursing a little colored girl… I think I have a right to get sore and to say something about it. — Louis Armstrong

« (…) Quand je vois à la télévision et que je lis dans les journaux qu’une foule a craché sur une petite fille de couleur et l’a couverte d’insultes… Je crois que j’ai le droit d’être triste et irrité et de dire quelque chose à ce sujet. » Un droit à la parole qu’un jeune musicien beaucoup plus véhément comme le contrebassiste Charles Mingus (1922-1979) saisit bien vite, lors de ses concerts, avec un nouveau morceau intitulé « Fables of Faubus ».

Un texte (partagé, censuré, réhabilité)

Original Faubus Fables

Oh, Lord, don't let 'em shoot us!
Oh, Lord, don't let 'em stab us!
Oh, Lord, no more swastikas!
Oh, Lord, no more Ku Klux Klan!

Name me someone who's ridiculous, Dannie.
Governor Faubus !
Why is he so sick and ridiculous?
He won't permit integrated schools.

Then he's a fool! Boo! Nazi fascist supremists!
Boo! Ku Klux Klan (with your Jim Crow plan).

Name me a handful that's ridiculous, Dannie Richmond.
Faubus, Rockefeller, Eisenhower.
Why are they so sick and ridiculous?

Two, four, six, eight:
They brainwash and teach you hate.
H-E-L-L-O, Hello.

Jouant de la rime entre « Faubus » et « ridiculous », Mingus décide de ne pas réagir sur le ton de la colère mais de se placer au-dessus du sujet de son mépris et de transformer sa haine en moquerie. Même s’il rappelle un chapelet d’atrocités (les meurtres racistes, les exactions du Ku Klux Klan, les lois ségrégationnistes dites « Jim Crow » dans le Sud des États-Unis ; le nazisme et le fascisme a peine vaincu une douzaine d’années auparavant en Europe, etc.), la tonalité générale de la musique et de l’interprétation vocale du texte n’est jamais sinistre et même est plutôt joyeuse ou entrainante (non pas une joie sur le fond, mais une joie par la forme, la joie du carnaval ou de la caricature : celle de se moquer des puissants et de nos ennemis, de leur retourner symboliquement une partie de la violence qu’ils nous font). Vocalement, le morceau se présente comme un « call-and-response » entre Mingus lui-même et son fidèle batteur Dannie Richmond (ils joueront ensemble pendant plus de vingt ans, jusqu’à la mort du contrebassiste), ce qui donne encore plus de dynamique au morceau.

« Fables of Faubus » parait une première fois sur disque en 1959 sur l’album Mingus Ah Um mais la major Columbia refuse les paroles trop polémiques et liées à une actualité encore trop sensible et la composition est donc présentée sur le disque sous forme… d’instrumental !

En 1960 cependant, sur un plus petit label, Candid, sur l’album Charles Mingus Presents Charles Mingus, le morceau rebaptisé « Original Faubus Fables » sort dans sa version vocale.

I was disappointed when I heard an earlier recorded version of the ‘Original Faubus Fables’. In the club, the mood of the caricature was much more bitingly sardonic and there was a great deal more tension. Mingus says the other label would not allow him to record the talking sections, which he feels are an important part of the overall color and movement of the piece. This version is the way Mingus did intend the work to sound. — Nat Hentoff, notes de pochette de l’album sur Candid

Et la musique ?

« Fables of Faubus » ne se résume bien évidemment pas à son texte. Interrogé sur la nature musicale de ce morceau, notre collègue Hugues Warin précise : « La musique de Charles Mingus est un des exemples les plus spectaculaires de transposition esthétique d’une pensée fondée sur des conflits intérieurs (eux-mêmes conséquents à la vie dans une société ségrégationniste). Mingus a donné avec précision une portée identitaire et politique à sa musique, aussi sur le plan instrumental. » Sans rentrer dans les détails, Hugues Warin fait référence à la dialectique chez Mingus entre esthétiques et pratiques contrastées et d’origines différentes, entre écriture et improvisation, entre éléments issus de la musique classique et expressions afro-américaines

On aurait envie de rajouter – parce que Mingus en parle lui-même dans son étonnante autobiographie Beneath the Underdog [Moins qu’un chien] – sa propre identité multiple : fils d’une mère elle-même « fille d’un homme anglais/chinois et d’une femme sud-américaine » et d’un père « fils d’un ouvrier agricole noir et d’une femme suédoise ». Issu du métissage, créateur de formes métisses, Mingus ne pouvait vivre dans une société ségrégationniste.

« Le morceau "Fable of Faubus" est exemplatif de ces structures multithématiques propres à Mingus (et déjà à Jelly Roll Morton et à Duke Ellington). Il n’y a pas un thème de 12 ou de 32 mesures comme dans un blues ou un standard, il y a plusieurs thèmes comprenant des changements de rythmes, de métriques, de tempi… Charles Mingus et son batteur Dannie Richmond excellent dans ce genre de discontinuités rythmiques. Il y a aussi des changements de combinaisons sonores (un travail sur les timbres) au sein de la formation, des changements d’atmosphère dans une même composition. Les musiciens explorent différents modes de jeu convenus ou expérimentaux. Leurs rôles étant démultipliés dans une approche de la formation à géométrie variable. Cette conception de l’œuvre composée est inclusive dans la relation auteur/interprète qu’elle mobilise. Le terme ‘extended forms’ rend compte de ces architectures sonores élaborées que Mingus mènera à son paroxysme avec la pièce « Meditation on Integration » en 1964. » (Hugues Warin).

Philippe Delvosalle
(avec l'aide de Hugues Warin)


image de gauche : Orval Faubus prenant la parole devant une foule de manifestants ségrégationnistes à Little Rock, Arkansas (domaine public)
image de droite : pochette de Charles Mingus Presents Charles Mingus (label Candid, 1960 - photo Frank Gauna)

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