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Des révoltes qui font date #46

9 Mai 1898 // Massacre à Milan – exactions militaires dans l’Italie du XIXe siècle.

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La répression brutale de la révolte a toujours été d’actualité. Dans l’Italie du XIXème siècle, ce ne sont pas les violences policières qu’on craignait, mais les exactions militaires sur la population civile. Grèves brisées par la troupe, exécutions sommaires, arrestation en masse des contestataires, la liste est longue. Lucio Dalla et son parolier Roberto Roversi en ont fait une chanson bouleversante : « Le Parole Incrociate ».

Passionné d’Histoire, Roberto Roversi a toutefois le sentiment qu’une relecture profonde de l’histoire officielle est grandement nécessaire. Nous sommes alors dans les années 1970 et les manuels scolaires racontaient la naissance de l’Italie moderne, le Risorgimento qui apporta sa réunification, comme une série de victoires grandioses et d’actes de courage. Pages après pages étaient alors écrites sur la reconquête du pays sur le mode épique, avec fanfares et drapeaux au vent. Pour l’écrivain, une histoire réelle, plus proche du peuple que des personnages historiques célèbres, et surtout plus honnête quant aux violences faites à la population civile, révèlerait une autre vision, beaucoup plus tragique et sanglante, de cette période.

Il prend pour point de départ de son texte un évènement de mai 1898. À travers toute l’Italie à cette époque, la révolte gronde. Depuis des années, les taxes sur le pain imposées par le gouvernement sont ressenties par la population comme une « taxe sur la pauvreté ». Le pain est pour les gens du peuple une part capitale de l’alimentation courante, et même si le pain blanc est une exception, il constitue parfois son unique nourriture en dehors des jours de fête. L'an 1898 voit cette situation précaire encore aggravée par les faibles récoltes qui font augmenter de moitié le prix de la farine. À cela s’ajoute la situation économique du pays et son haut taux de chômage, et la colère des ouvriers et des paysans conduit à plusieurs mouvements de grève et à des manifestations, soutenues par les socialistes et les partis progressistes. Le gouvernement par contre, en majorité monarchiste, conservateur et bourgeois, fera le choix de la répression plutôt que d’accepter un assouplissement de l’impôt.

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À Milan des émeutes éclatent, 60.000 personnes descendent dans la rue, parmi lesquelles les ouvriers des usines Pirelli, Elvetica et Grondona. Le 6 mai des distributeurs de tracts socialistes sont sauvagement attaqués par des policiers en civil. La situation dégénère rapidement et des barricades sont érigées à travers la ville. Le préfet de Milan fait appel à l’armée et c’est le général Fiorenzo Bava Beccaris, vétéran des guerres d’indépendance, qui intervient, entrant dans Milan à la tête d’une troupe de 45.000 soldats. Comme c’était la coutume à cette époque, les régiments qui sont déployés sont constitués de conscrits, pour la plupart originaires des campagnes et des montagnes du Val di Non, dans le Trentin. Le choix de militaires étrangers à la région, et provenant de zones rurales plutôt que des centres urbains, avait été fait pour éviter tout rapprochement avec la population et assurer une obéissance aveugle en cas de trouble civil.

Le général installe ses troupes dans la place centrale de Milan, la piazza del Duomo, et, à partir de là, entame la reconquête de la ville. La cavalerie charge les piquets de grève, l’artillerie détruit les barricades et les fantassins repoussent les manifestants jusque dans les faubourgs. Malgré une résistance opiniâtre de la population, qui bombarde de pierres et de tuiles les envahisseurs depuis les toits des maisons, l’armée prend peu à peu le contrôle, durant cinq jours de violence. Dès le début des hostilités, le général Beccaris donne l’ordre de tirer dans la foule, et de réduire par les armes toute trace de l'insurrection. La sauvagerie de la répression vaudra au général le surnom de Bava le boucher. Le nombre des victimes est bien sûr disputé, 80 morts et 450 blessés selon le gouvernement, 400 morts et 2000 blessés selon l’opposition.

Après les faits, plus de 1500 personnes seront arrêtées et jugées sommairement par des tribunaux militaires présidés par Beccaris. Profitant de l’état d’urgence, le gouvernement cherchera à neutraliser toute contestation. Plusieurs journaux progressistes seront interdits et de nombreuses organisations, catholiques et socialistes, seront dissoutes. Le roi Umberto I remerciera Beccaris pour son travail, et lui confèrera la médaille de l’Ordre de Savoie. Deux ans plus tard, le roi sera assassiné à Monza par un anarchiste, Gaetano Bresci, qui dira vouloir venger par son geste le massacre de Milan.

Le texte de la chanson de Dalla et Roversi ne s’arrête pas là. Après avoir dénoncé ce premier exemple d’« usage excessif de la force », il dresse une liste d’autres faits historiques. Les lieux se succèdent – Mantoue, Mergellina (un quartier de Naples), l’Émilie-Romagne de Crémone à Ferrare, Palerme en Sicile, etc. – ponctués par l’origine des troupes responsables des violences : la cavalerie du Piémont, les chasseurs alpins du Val di Non, l’infanterie de Calabre, les bersaglieri de Rho, etc. Ce catalogue de l’oppression est interrompu par un changement de rythme et de ton, qui annonce un changement de perspective dans la chanson. Le refrain se détache du sordide des faits et réfléchit à la nature humaine:

Lucio Dalla "Le parole incrociate"

Chi era Bava il beccaio? Bombardava Milano;
Correva il Novantotto, oggi è un anno lontano.
I cavalli alla Scala, gli alpini in piazza Dom.
Attenzione: cavalleria piemontese, gli alpini di Val di Non.

Chi era Humbert le Roi? Comandava da Roma;
Folgore della guerra, con al vento la chioma.
La fanteria stava a Mantova, i bersaglieri sul Po.
Attenzione: fanteria calabrese, i bersaglieri di Rho.

E chi era Nicotera, ministro dell'interno?
Sole di sette croci e fuoco dell'inferno.
All'Opera il Barbiere, cannoni a Mergellina.
Attenzione: spari capestri e mazze da sera alla mattina.

Di pietra non è l'uomo
L'uomo non è un limone
E se non è di pietra
Non è carne per un cannone.

Cavallo di re
La figlia di un re
L'ombra di un re
E la voglia di un re.
Soltanto chi è re
Può contrastare un re.

Il gioco dei potenti
È di cambiare se vogliono
Anche la corsa dei venti.

E i limoni a Palermo? Pendevano dai rami,
Coprendo d'ombra il sangue di poveri cristiani.
Chi era Pinna? Un questore, a Garibaldi amico.
Attenzione: fucilazioni in massa, dentro al castello antico.

E la tassa sul grano? Tutta l'Emilia rossa
S'incendia di furore, brucia nella sommossa.
Stato d'assedio, spari, la truppa bivacca.
Attenzione: lento scorreva il fiume da Cremona a Ferrara.

Che nome aveva l'acqua trasformata in pantano?
Macello a sangue caldo di popolo italiano.
Un'intera brigata decimata sul posto.
Attenzione: i soldati legati agli alberi, agli alberi del bosco.

L'uomo non è di pietra
L'uomo non è un limone
Poichè non è di pietra
Neppure è carne da cannone.

Quando la vecchia
Carne voleva
Il macellaio
Fu presto impiccato;
E un re da cavallo
È anche sbalzato
E in mezzo al salnitro
Precipitato,
Come al tempo
Del grande furore
Quando il vecchio imperatore
A morte condannava
Chi faceva l'amore.

Sei le colonne in fila, il gioco è terminato.
Nel bel prato d'Italia c'è odore di bruciato.
Un filo rosso lega tutte, tutte queste vicende.
Attenzione: dentro ci siamo tutti, è il potere che offende.

Qui était Bava le boucher ? Il bombardait Milan ;
C'était dans le courant de 98, aujourd'hui c'est une année lointaine.
Les chevaux à la Scala, les alpins à la piazza Dom.
Attention : cavalerie piémontaise, les alpins du Val de Non.

Qui était Humbert le Roi ? Il commandait depuis Rome;
Foudre de la guerre, avec la chevelure au vent.
L'infanterie était à Mantoue, les bersaglieri sur le Po.
Attention : infanterie calabraise, les bersaglieri de Rho.

Et qui était Nicotera, ministre de l'intérieur ?
Soleil de sept croix et feu de l'enfer,
À l'Opéra le Barbier, canons à Mergellina.
Attention : fusillades étouffantes et matraques du soir au matin.

L'homme n'est pas de pierre
L'homme n'est pas un citron
Et s'il n'est pas de pierre
Il n'est pas chair à canon.

Chevaux du roi
La fille d'un roi
L'ombre d'un roi
Et le désir d'un roi
Seulement celui qui est roi
Peut contester un roi.

Le jeu des puissants
Est de changer s'ils le veulent
Jusqu'à la course des vents.

Et les citrons de Palerme ? Ils pendaient des branches,
Couvrant d'ombre le sang des pauvres chrétiens.
Qui était Pinna ? Un préfet, un ami de Garibaldi.
Attention : pelotons d’exécution en masse, dans le château antique.

Et la taxe sur le grain ? Toute l’Émilie rouge
S'incendie de fureur, brûle dans l'émeute
État de siège, fusillades, la troupe bivouaquait
Attention : le fleuve courait lent de Crémone à Ferrare.

Quel nom avait l'eau transformée en bourbier ?
Massacre à sang chaud du peuple italien.
Une brigade entière décimée à son poste
Attention : soldats attachés aux arbres, aux arbres du bois.

L'homme n'est pas de pierre
L'homme n'est pas un citron
Puisqu'il n'est pas de pierre
Il n'est pas non plus chair à canon.

Quand la vieille
Chair volait
Le boucher
Fut vite lynché ;
Et un roi à cheval
Est même balancé
Au milieu du salpêtre
Précipité,
Comme au temps,
De la grande fureur
Quand le vieil empereur
Condamnait à mort
Qui faisait l'amour.

Six colonnes à la file, le jeu est terminé
Dans le beau pré de l'Italie il y a une odeur de brûlé.
Un fil rouge relie tout, tous ces événements.
Attention : nous sommes tous dedans, c'est le pouvoir qui abuse.

Le titre de la chanson signifie “les mots croisés” et son auteur, le poète Roberto Roversi, en fait un mode d’écriture, une forme de contrainte littéraire, alignant des définitions et leurs solutions. Les descriptions correspondent aux évènements historiques cités, les massacres, les exécutions, la répression par le pouvoir de la révolte du peuple. Les réponses sont les perpétrateurs : le roi, les généraux, les préfets, les ministres qui ont pris la décision de ces exactions, de ses abus de pouvoirs. Une ligne relie tous ces épisodes, du massacre de Milan à l’assassinat du roi, et chaque élément contribue au sens général, révélé seulement par les derniers vers :

Lucio Dalla "Le parole incrociate"

Chi era Bava il beccaio? Bombardava Milano;
Correva il Novantotto, oggi è un anno lontano.
I cavalli alla Scala, gli alpini in piazza Dom.
Attenzione: cavalleria piemontese, gli alpini di Val di Non.

Chi era Humbert le Roi? Comandava da Roma;
Folgore della guerra, con al vento la chioma.
La fanteria stava a Mantova, i bersaglieri sul Po.
Attenzione: fanteria calabrese, i bersaglieri di Rho.

E chi era Nicotera, ministro dell'interno?
Sole di sette croci e fuoco dell'inferno.
All'Opera il Barbiere, cannoni a Mergellina.
Attenzione: spari capestri e mazze da sera alla mattina.

Di pietra non è l'uomo
L'uomo non è un limone
E se non è di pietra
Non è carne per un cannone.

Cavallo di re
La figlia di un re
L'ombra di un re
E la voglia di un re.
Soltanto chi è re
Può contrastare un re.

Il gioco dei potenti
È di cambiare se vogliono
Anche la corsa dei venti.

E i limoni a Palermo? Pendevano dai rami,
Coprendo d'ombra il sangue di poveri cristiani.
Chi era Pinna? Un questore, a Garibaldi amico.
Attenzione: fucilazioni in massa, dentro al castello antico.

E la tassa sul grano? Tutta l'Emilia rossa
S'incendia di furore, brucia nella sommossa.
Stato d'assedio, spari, la truppa bivacca.
Attenzione: lento scorreva il fiume da Cremona a Ferrara.

Che nome aveva l'acqua trasformata in pantano?
Macello a sangue caldo di popolo italiano.
Un'intera brigata decimata sul posto.
Attenzione: i soldati legati agli alberi, agli alberi del bosco.

L'uomo non è di pietra
L'uomo non è un limone
Poichè non è di pietra
Neppure è carne da cannone.

Quando la vecchia
Carne voleva
Il macellaio
Fu presto impiccato;
E un re da cavallo
È anche sbalzato
E in mezzo al salnitro
Precipitato,
Come al tempo
Del grande furore
Quando il vecchio imperatore
A morte condannava
Chi faceva l'amore.

Sei le colonne in fila, il gioco è terminato.
Nel bel prato d'Italia c'è odore di bruciato.
Un filo rosso lega tutte, tutte queste vicende.
Attenzione: dentro ci siamo tutti, è il potere che offende.

Qui était Bava le boucher ? Il bombardait Milan ;
C'était dans le courant de 98, aujourd'hui c'est une année lointaine.
Les chevaux à la Scala, les alpins à la piazza Dom.
Attention : cavalerie piémontaise, les alpins du Val de Non.

Qui était Humbert le Roi ? Il commandait depuis Rome ;
Foudre de la guerre, avec la chevelure au vent.
L'infanterie était à Mantoue, les bersaglieri sur le Po.
Attention : infanterie calabraise, les bersaglieri de Rho.

Et qui était Nicotera, ministre de l'intérieur ?
Soleil de sept croix et feu de l'enfer,
À l'Opéra le Barbier, canons à Mergellina.
Attention : fusillades étouffantes et matraques du soir au matin.

L'homme n'est pas de pierre
L'homme n'est pas un citron
Et s'il n'est pas de pierre
Il n'est pas chair pour un canon.

Chevaux du roi
La fille d'un roi
L'ombre d'un roi
Et le désir d'un roi
Seulement celui qui est roi
Peut contester un roi.

Le jeu des puissants
Est de changer s'ils le veulent
Jusqu'à la course des vents.

Et les citrons de Palerme ? Ils pendaient des branches,
Couvrant d'ombre le sang des pauvres chrétiens.
Qui était Pinna ? Un préfet, un ami de Garibaldi.
Attention : pelotons d’exécution en masse, dans le château antique.

Et la taxe sur le grain ? Toute l’Émilie rouge
S'incendie de fureur, brûle dans l'émeute
État de siège, fusillades, la troupe bivouaquait
Attention : le fleuve courait lent de Crémone à Ferrare.

Quel nom avait l'eau transformée en bourbier ?
Massacre à sang chaud du peuple italien.
Une brigade entière décimée à son poste
Attention : soldats attachés aux arbres, aux arbres du bois.

L'homme n'est pas de pierre
L'homme n'est pas un citron
Puisqu'il n'est pas de pierre
Il n'est pas non plus chair à canon.

Quand la vieille
Chair volait
Le boucher
Fut vite lynché ;
Et un roi à cheval
Est même balancé
Au milieu du salpêtre
Précipité,
Comme au temps,
De la grande fureur
Quand le vieil empereur
Condamnait à mort
Qui faisait l'amour.

Six colonnes à la file, le jeu est terminé
Dans le beau pré de l'Italie il y a une odeur de brûlé.
Un fil rouge relie tout, tous ces événements.
Attention : nous sommes tous dedans, c'est le pouvoir qui abuse.

Pourquoi écrire en 1970, en Italie, une chanson sur le XIXème siècle ? La relation à l’Histoire est alors complexe, encore marquée par la proximité de la guerre et du fascisme. Pour Roversi, intellectuel de gauche, proche de Pasolini, Franco Fortini, Francesco Leonetti, Gianni Scalia, et comme eux influencé par la pensée d’Antonio Gramsci, il y a un lien entre toutes ces époques. L’Unification italienne, révolution sans la participation du peuple, le fascisme, et les « années de plomb » durant lesquelles est publié ce disque, ont des traits communs : un pouvoir répressif, tenant la population à distance, et prêt à toutes les violences pour assurer sa survie. On peut raconter l’histoire de plusieurs façons, l’une favorable au régime, ne parlant que de gloire et de victoires, ou l’autre, proche des victimes du pouvoir.

(Benoit Deuxant)

Peinture du haut de page :

Achille Beltrame, Episodio dei moti rivoluzionari alla Foppa, 1900

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