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La Boucle noire – redécouverte d’un paysage

boucle noire
Charleroi et sa région sont souvent désignés par le qualificatif de « Pays noir », une zone aux paysages parsemés de vestiges industriels. La randonnée de la Boucle noire permet de redécouvrir ces contrées en explorant des sentiers réhabilités, de terril en terril, ou le long d’usines désaffectées, en suivant un parcours inédit aux multiples surprises.

Janvier 2020. Une radieuse journée d’hiver, un ciel bleu éclatant et des températures clémentes pour la saison. Une balade comme dernier épisode d’un atelier de photographie décomplexée organisé par Happy Slow People, le long de la Sambre. Je ne le savais pas à cette époque, mais c’est un morceau de la Boucle noire, une randonnée de 23 kilomètres à l’est de Charleroi.

La Sambre. Les jolies maisons colorées de Marchienne-au-Pont. Des usines désaffectées, certaines en cours de démolition. Le bruit étourdissant de celles qui sont toujours en activité. Des graffitis bariolés. Le soleil qui se couche derrière des ruines industrielles. Un paysage quasi post-apocalyptique. La fascination devant un grappin qui vide une péniche de ses déchets métalliques dans la lumière rouge de la fin d’après-midi.

À Charleroi, comme dans d’autres régions du pays et plus largement d’Europe de l’Ouest, le paysage est marqué par le passé industriel. Un passé révolu de la sidérurgie et de l’extraction du charbon. Mais les traces restent bien visibles. Il y a un désir grandissant de ne pas les effacer et de les intégrer dans une nouvelle réalité. Ces paysages sont la mémoire des hommes, de leurs luttes mais aussi de l’économie florissante d’une époque. Tout raser n’est pas une solution. Ne rien faire n’en est pas une non plus. De la Ruhr à la Lorraine, du Limbourg à la Sarre, de plus en plus de régions embrassent ces vestiges pour les transformer en lieux culturels, en parcs et musées, mais aussi en nouvelles zones économiques. En Wallonie, le mouvement s’est mis en route ces dernières années, non sans obstacles et difficultés.

La naissance de la Boucle noire de Charleroi s’inscrit dans un cadre plus large, qui prend ses sources dès les années 1990. C’est le moment où la Région wallonne lançait le projet des RAVels, le Réseau Autonome des Voies lentes, des voies vertes pour piétons, cyclistes et cavaliers essentiellement aménagés sur des voies ferrées désaffectées et des chemins de halage. À la même époque, la Ville de Charleroi publie plusieurs brochures d’exploration urbaine, entre terrils et industrie.

Au début des années 2000 naît l’idée d’une « transterrilienne », une chaîne des terrils reliés entre eux par des sentiers allant d’un bassin minier à l’autre, traversant la Wallonie d’est en ouest comme une longue cordillère. Olivier Rubbers crée l’ASBL Espace Terrils et, avec le soutien des autorités wallonnes, commence une reconnaissance par carte, avec l’assistance d’associations similaires. L’itinéraire d’un premier sentier voit le jour en 2004 entre Bernissart et le plateau de Herve, mais la tâche du balisage sur le terrain (en forme de V renversé, à la fois signe de la victoire et d’un terril à l’endroit) est gigantesque et les moyens humains fort limités. Le projet tarde à se concrétiser et, en 2006, Espace Terrils confie la tâche aux Sentiers de Grande Randonnée, qui publie en fin d’année deux topo-guides décrivant le nouveau GR412. Mais divers sites importants de la région de Charleroi ne sont pas inclus dans le parcours.

Depuis quelques années déjà, deux passionnés de la région, Micheline Dufert et Francis Pourcel, musiciens dans les années 1970 et 1980, parcouraient les terrils carolos. La musique de Kosmose puis de SIC, aux sonorités expérimentales, muant d’un punk énervé en de la cold wave minimale, était influencée par le paysage industriel, et il leur a semblé évident qu’ils devaient faire quelque chose pour sauver les terrils.

« En 2009, on s’est mis à retourner sur les terrils. En faisant « la chasse aux terrils », on avait découvert près du Bois du Cazier un balisage de sentier de grande randonnée (GR). Comme on allait déjà parfois se balader le long des GR, on a décidé de le suivre. Mais on l’a fait petit bout par petit bout ; ça nous a pris des années. On ne l’a pas vraiment suivi comme des randonneurs mais plutôt comme des explorateurs, en cherchant ce qu’il y avait derrière chaque terril, en cherchant des vestiges des charbonnages et des sites industriels, etc. » — Micheline Dufert

Ils ont pris des photos, lancé un blog, Chemin des terrils, et ont approfondi leurs recherches en parlant aux locaux, qui souvent se demandaient d’où venait leur intérêt pour ces « moches » collines. Et ils se sont demandés pourquoi ils ne faisaient pas partie du parcours du GR412. Grâce à leurs contacts, ils ont agrandi la randonnée en incluant divers sites.

« Finalement notre boucle fait vingt kilomètres ! On passe par tous les terrils des environs mais c’est un tracé très diversifié, au-delà de la partie terrils, il y a aussi l’industrie le long de la Sambre et une partie verte Marchienne – château de Monceau – château de Cartier, une partie un peu campagnarde, avant d’arriver au Martinet… » — Francis Pourcel

Le projet a intéressé des acteurs culturels locaux. La salle de concert l’Eden a organisé des balades sur la boucle, touchant un public différent de celui des randonneurs. Et le parcours a pris une dimension artistique. Il existe une playlist (avec des morceaux de Kosmose et de SIC) à écouter lors de la promenade ; en certaines occasions, de la musique est diffusée sur le parcours. Il y a également diverses installations : Fragments de Stefan Piat et Brigitte Hoornaert orne un des chemins sur le site du Martinet, la Porte d’Adrien s’inscrit dans le projet « Terre brûlée » d’Adrien Tirtiaux, des biscuits ou galettes en métal brillant ornent l’asphalte ou les trottoirs en divers endroits, un peu à l’image des coquilles Saint-Jacques du parcours de Compostelle.

Pourquoi cet intérêt pour les terrils ? Jalonnant le paysage, ils sont les vestiges d’un passé révolu, d’une activité industrielle qui s’est éteinte au début des années 1980. Plus que juste un amas de scories et déchets venant des charbonnages, ils sont devenus des milieux naturels en eux-mêmes, avec des caractéristiques particulières dans leur végétation et leur faune spécifiques : herbes, taillis, fourrés, petites forêts mais aussi mares et bassins, aux zones de combustion parfois encore présentes et actives.

Avril 2021. Retour sur la Boucle noire, de la gare de Charleroi à celle de Roux, en suivant la chaîne des terrils et le canal. Soleil et nuages, un vent frais mais un soleil qui réchauffe. Passer par la Porte d’Adrien, une ouverture étrange dans un mur, et attaquer la montée du terril des Piges. Les arbres commencent à avoir des feuilles, le vert est éclatant. Un passage plus urbain par Dampremy puis attaquer de front l’escalade du terril Saint-Théodore. La vue panoramique depuis son sommet : friches, maisons ouvrières, usines et cheminées. Le goûter dans l’herbe au sommet du terril Bayemont Saint-Charles. L’écluse et l’ascenseur à bateaux de Marchienne. Une ligne droite le long du canal. Hésiter sur le chemin à suivre et y aller à l’aveugle. À l’aveugle dans le « Creepy Tunnel » qui s’ouvre sur une allée bordée d’arbres. Voir le terril du Martinet au loin mais décider de s’arrêter là pour cette fois.


Texte et photos: Anne-Sophie De Sutter

Les citations sont extraites d’une interview réalisée par Philippe Delvosalle en avril 2018.


Cet article est paru dans le Magazine n°5. Quelques photos ont été ajoutées.

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