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Downtown 1978-82 : les filles de la No wave

Catherine Ceresole : UT (14_09_1983)
Apparue comme le mini ressac new-yorkais d’un mouvement punk déjà essoufflé, la No wave s’impose comme un court moment d’intensité créative tous azimuts, une plongée aux sources du bruit primal, une tabula rasa féconde dont les séquelles s’entendent aujourd’hui encore. Une déflagration performative où les filles taillèrent des croupières au rôle de faire-valoir sexuel qui leur était trop souvent attribué.

On s’accorde à placer l’apparition de la No wave sur la ligne du temps musicale en 1977. Le punk rock, bien que né à New York au milieu de la décennie, a ricoché tel un tsunami sur les côtes de la vieille Angleterre et l’a secouée sans prévenir. Mais la fatigue de ses porte-drapeaux, la marée basse semblent déjà là et une nouvelle vague un peu fourre-tout, et en apparence moins menaçante appelée New wave (on parlera plus tard de Post-punk) parait déjà prendre le relais du punk (qui lui, renaîtra bientôt sur sa terre d’origine, dopé à la testostérone, sous le nom de Hardcore). Et c’est par opposition et sarcasme vis-à-vis de cette inoffensive « nouvelle vague » que cet éphémère embrasement artistique qu’est la No wave – « pas de vague » – se fera identifier.

Du punk rock dont ils se distancient, ils conserveront l’envie de passer outre les conventions musicales et une certaine appétence pour le bruit blanc, la déconstruction, les mélanges sonores improbables et les concepts plus ou moins radicaux, à l’abri de toute tentation de virtuosité gratuite. Malgré tout, ils n’étaient pas sans passé. Captain Beefheart, ou encore le Yoko Ono Band, pourraient trôner au rang de leurs glorieux ainés.

La No wave trouvera aussi dans le Lower East Side de l’époque, alors l’un des quartiers les plus délabrés de Manhattan où la drogue s’achète au coin de la rue, des loyers à bas prix et suffisamment d’espaces à occuper pour se retrouver, créer et faire du bruit. Artistes et musiciens se côtoient, se retrouvent dans les mêmes lieux (le Barnabus Rex ou l’Ocean Club) et y partagent gestes, préceptes ainsi qu’une volonté de rupture radicale et de spontanéité de l’acte de création. Il y a une évidente porosité entre ces sphères, et il naît, autour des figures de Richard Kern ou Nick Zedd, un éphémère cinéma No wave nommé (pompeusement) New Cinema (on y verra à l’écran une certaine Lydia Lunch). Mais plus tard, Arto Lindsay ou James Chance ne cacheront pas leur irritation devant l’invasion de ces créatifs, bobos avant l’heure, « qui paradaient » dans les concerts.

Essayer de circonscrire musicalement la No wave reste, même avec le recul, une tâche ingrate. C’est qu’il se passe des choses à New York à l’époque. Le hip-hop en est à ses premiers balbutiements tandis que le disco n’en finit plus de renaître et de muter à l’ombre des charts. De fait, les groupes No wave développent eux-mêmes cette caractéristique « métamorphe » de ne pas s’en tenir à un genre et de varier les approches tant sur disques qu’en concerts (où se croisent punks, yuppies et même des fans de disco !). Et si l’on devait s’en tenir à une caractéristique musicale propre, on pourrait la résumer à un bruit éruptif, crissant, atonal, ponctué de cris ou d’un chant qui se refuse à l’être (monotone, atone) sur des rythmes déconstruits ou réduits à de simples pulsations. Mais c’était aussi bien plus que cela.

Lydia Lunch parle de la No wave comme d’un « déracinement ». D’autres allaient jusqu’à évoquer une sorte d’instant zéro ('tabula rasa') du rock. — Yannick Hustache

Souvent de courte durée et pratiquant volontiers l’échangisme entre leurs participants, les groupes No wave, dont le lieu de prédilection naturel était la scène (de petite taille), n’ont pas toujours publié d’albums et on devra, pour bon nombre d’entre eux, se contenter de compilations ultérieures sorties sur des labels fouineurs qui ont exhumé ces enregistrements devenus testamentaires.

compilation No New York

Avec une exception de taille : la compile No New York (1978) des soins d’un Brian Eno toujours aux aguets. Quatre groupes, ses préférés, le temps de quatre titres chacun. Outre The Contortions (le gang punk-funk de James Chance et de la guitariste Pat Place), on y retrouve également le quatuor mixte Mars (deux filles, deux garçons qui se partageaient paritairement l’écriture des compositions) ainsi que Teenage Jesus and the Jerks, l’un des premiers projets sonores de Lydia Lunch, et DNA qui consigne, outre les débuts d’Arto Lindsay, les premiers pas d’une Japonaise débarquée « en touriste » l’année précédente : Ikue Mori, diplômée d’une école d’art, percussionniste autodidacte, compositrice et graphiste.

À la différence notable des derniers soubresauts musicaux qui ont agité la grosse pomme avant elle, la No wave est finalement un phénomène essentiellement « blanc » et arty – à l’exception notable d’ESG – mais au sein duquel les filles ont joué un rôle de premier plan.

Catherine Ceresole : Lydia Lunch 12 03 1983

Lydia Lunch en concert le 12 03 1983 - photo (c) Catherine Ceresole, 1983 / Patric Frey éditions, 2014

Visage emblématique de cette scène, Lydia Lunch avait fugué de chez ses parents à l’âge de seize ans pour rejoindre Manhattan. Elle vécut un temps chez Martin Rev du duo proto electro Suicide, une des figures tutélaires communes aux punks et « no-wavers ». Elle se définissait comme une poétesse passée à un mode d’expression « plus efficace », sans même savoir jouer d’un instrument. Son but avoué avec Teenage Jesus and the Jerks puis 8 Eyed Spy était de commettre une sorte de parricide culturel. Son chant, torturé et primitif, tenait parfois sur une seule note. Sur scène, elle imposait une distance obligatoire entre elle et le public. En parallèle à TJ&TJ, elle menait Beirut Slump aux côtés de la réalisatrice féministe Vivienne Dick. En 1980, quand paraît son premier LP solo, Queen Of Siam, son chant prend des accents de baby doll stylisée. Multipliant les projets musicaux parfois contradictoires, souvent collaboratifs (Fœtus, Gallon Drunk, Walter Weasel, etc.), elle ne s’est jamais vraiment tenue éloignée de la scène, en parallèle à ses activités liées à l’écriture.

Catherine Ceresole : ESG 25 12 1981

ESG en concert le 25 12 1981 - photo (c) Catherine Ceresole, 1983 / Patric Frey éditions, 2014

Dans la foulée des Slits (trio punk-reggae séminal anglais) ou des Au Pairs, l’existence de formations entièrement (Ut, Y Pants, ESG) ou majoritairement féminines (Bush Tetras, The Static) se banalise enfin. — Y. H.

En partie ancêtre des Riot grrrls à venir, Bush Tetras affichait un look unisexe et frayait du côté d’un rock syncopé et dansant à la façon de Talking Heads bien remontés. Formé par trois plasticiennes, Y Pants développait une sorte de primitivisme acoustique naïf sur base d’instruments jouets et de vocalises à la fois poétiques et absurdes. Quatuor black issu du Bronx, ESG a jeté les bases d’un punk/funk/hip hop minimal irrésistible qui fera bien des émules (LCD Soundsystem, The Rapture). Quant à Ut, outre leur volonté de maintenir sur scène une certaine distance avec le public, le trio avait l’habitude de changer d’instrument à chaque titre et de discuter in situ de la façon de les interpréter live ! Les Américaines jouaient un rock guitare improvisé et enlevé, faussement maladroit, au charme bien prégnant. Enfin, Jill Kroesen creusa le sillon d’une pop erratique avant de se consacrer définitivement à l’art et à la performance.

Enfin, on note la présence sur la compilation N.Y. No Wave (2005), sous son propre nom ou comme moitié du duo Rosa Yemen, d’une globetrotteuse française, Lizzy Mercier Descloux qui décrochera un tube (« Mais où sont passées les gazelles ») dans son pays d’origine, en 1983 !

Vague musicale finalement assez brève, la No wave donnera une impulsion créative décisive à des générations de thuriféraires du bruit blanc et de la déstructuration rythmique. De Sonic Youth ou Swans qui ont émergé dans la foulée, de Dog Faced Hermans à Liars, Black Dice, Dead C ou encore Deerhoof et Gang Gang Dance, tous se revendiquent de cet héritage.

Yannick Hustache

image de bannière : Ut en concert le 14 09 1983 - (c) photo Catherine Ceresole



Toutes les photos de concerts de l'article sont signées Catherine Ceresole
et ont été reprises en 2014 dans l'ouvrage Beauty Lies in the Eye (éditions Patrick Frey)

Autres livres :

  • Simon Reynolds : Rip It up and Start Again : Post Punk 1978-84 (Allia, 2007)
  • New York Noise (Soul Jazz Records Books)
  • Philippe Robert : Post-punk, No Wave, Indus & Noise - Chronologie et chassés croisés (Le Mot et le Reste, 2011)
  • Thurston Moore et Byron Coley : No Wave: Post-Punk. Underground. New York. 1976-1980

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