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Pointculture_cms | critique

Wrong Elements (Jonathan Littell) : blessures de guerre

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Pour son premier long-métrage documentaire, l’écrivain Jonathan Littell s’est rendu en Ouganda, à la rencontre des anciens enfants-soldats de l’Armée de Résistance du Seigneur. Le film pose la question très complexe de la responsabilité de ces survivants, à la fois bourreaux et victimes.

Cette armée, la LRA (Lord Resistance Army) a été mise sur pied en 1989 par un jeune rebelle, Joseph Kony. Son but était à l’origine de lutter contre le gouvernement de Yoweri Museveni, le président ougandais, au nom de l’ethnie Acholi du Nord du pays. Ce conflit possède de lointaines racines coloniales, et le nord et le sud de l’Ouganda ont été constamment mis en opposition par les divers gouvernements qui se sont succédés, depuis les Anglais qui ont quitté le pays en 1962 jusqu’à Museveni, ex-rebelle du Sud au pouvoir depuis 1986.

« La guerre doit débarrasser la société de ses mauvais éléments » — Alice Lakwena (fondatrice du Holy Spirit Movement, prédécesseur de la LRA)

Ce qui distingue le mouvement rebelle de Kony des autres guérillas de la région (le Congo, le Rwanda et le Soudan sont voisins), et qui a fait sa réputation sinistre à travers le monde, est d’une part sa brutalité et d’autre part sa composante mystique. La première est manifeste dans les nombreux massacres perpétrés par la LRA, sa cruauté envers la population civile et sa coutume d’enlever de jeunes garçons et filles pour en faire, les uns des enfants-soldats, et les autres des esclaves sexuelles. La seconde est héritée d’un autre mouvement anti-gouvernemental, fondé quelques années avant la LRA par une autre rebelle acholie : Alice Lakwena. Sorte de Jeanne d’Arc acholie, elle décida, suite à une vision, de fonder son armée, baptisée les Holy Spirit Mobile Forces, pour libérer son ethnie de l’emprise des ethnies du Sud. Après la défaite de Lakwena en 1987, Kony, qui prétend être son cousin et avoir hérité de ses « esprits », prend sa suite et modèle la LRA sur un même schéma militaire et religieux. Il fera de son armée une secte millénariste, coupée du monde, vivant à l’abri de la forêt et du bush, où ses disciples le suivront tel un prophète.

Une armée millénariste

Selon l’exemple d’Alice Lakwena, il se dira guidé par Dieu et par des esprits, dont il est le loa, le passeur, et qui sont nommés Silly Silindi, King Bruce, Major Bianca ou encore Who are you. Ce sont ces esprits qui dictent les actions de l’armée, les préviennent des attaques ennemies et les rendent invincibles. La mission de Kony est de transformer les Acholis en hommes et femmes nouveaux, « purifiés » par la vie dans le bush, et le respect de ses « dix commandements ». Terme contesté, ce règlement qui n’a jamais été clarifié a pris une forme religieuse comme tout ce qui se passe dans le pays. Son adversaire, Museveni, dont la femme est une « born again », une chrétienne suivant les enseignements des fanatiques évangélistes venus des États-Unis fonder des églises très extrémistes en Afrique, ne recule pas, lui non plus, devant un langage aux couleurs bibliques.

La LRA se distinguera du mouvement Holy Spirit par ses violences à l’encontre de la population civile, considérée contre complice du gouvernement. Massacres, mutilations et enlèvements seront justifiés comme une forme d’épuration, une sélection devant mener à la création d’une nouvelle génération d’Acholis purs. Kony basera le recrutement de son armée sur l’enlèvement d’enfants arrachés à leurs parents. On estime que la LRA comptait dans ses rangs près de 60.000 enfants, dont la moitié sont morts suite aux conditions de vie du bush, ou bien tués dans les combats contre l’armée ou encore décimés par les punitions radicales qui sanctionnaient toute infraction au règlement : désobéissance aux chefs, relations sexuelles hors mariage (et surtout relations homosexuelles), consommation d’alcool ou de drogue, et par-dessus tout la désertion.

Le moment du tournage

Jonathan Littell s’est intéressé à l’histoire de la LRA lors de son premier voyage dans la région pour le compte de l’ONG française Action contre la faim en 1997. Il a ensuite pu y retourner en 2010 et 2011, et a rencontré pour son film plusieurs survivants de la LRA. L’armée est aujourd’hui en déroute et le gouvernement ougandais a accordé une amnistie générale pour tout soldat qui se rendrait, à l’exception des principaux commandants, frappés par un mandat d’arrêt international. Il ne reste autour de Kony, toujours en fuite, qu’une centaine de soldats, souvent non-acholis, ainsi que des femmes, leurs enfants et des esclaves. Le groupe se consacre à présent avant tout au trafic d’ivoire.

Enlevés alors qu’ils avaient entre 10 et 15 ans, les anciens soldats, âgés à présent d’une vingtaine d’années, ont été rendus à la vie civile. Certains ont rejoint leur famille, lorsqu’elle est encore en vie, d’autres se retrouvent seuls au milieu de leurs anciennes victimes. Tous, même si cela ne se voit pas toujours, sont hantés par ce qu’ils ont vécu, et par les crimes qu’ils ont été poussés à commettre. Chaque raid, chaque combat, a été l’occasion de réelles atrocités auxquelles les enfants ont dû prendre une part active. En dehors des combats, la vie quotidienne elle-même était rythmée par la mise à mort des punis, qui était confiée aux jeunes recrues, signant leur détachement de la vie civile. Cette participation aux crimes du groupe, outre la simple terreur qu’elle installait, établissait ainsi un point de non-retour, qui empêchait de penser pouvoir s’évader et rejoindre un jour le monde extérieur.

La catastrophe de la mémoire

Lors des razzias sur les écoles et les internats, Kony sélectionnait de préférence des enfants entre 13 à 15 ans, assez solides pour combattre mais plus malléables à l’endoctrinement. Telle une secte, la LRA possédait des rituels magiques, qui devaient par exemple rendre les soldats miraculeusement insensibles aux balles ennemies. Kony lui-même se disait investi de pouvoirs métaphysiques qui l’ont fait survivre à plusieurs tentatives d’assassinat. Contrairement à d’autres mouvements extrémistes de ce type, où les soldats sont envoyés au combat sous influence, voire sont maintenus dans un perpétuel état de stupeur, drogue et alcool étaient ici formellement interdits. Alors que d’autres ex-enfants-soldats peinent à raconter leur passé, les survivants de la LRA se souviennent de tout, pour leur plus grand malheur.

Le film est structuré autour de différentes séquences, entrecoupées de trajets inquiétants dans la forêt. Plusieurs scènes sont des reconstitutions: les ex-enfants rejouent leur enlèvement, les marches forcées et l’assassinat de ceux qui ne voulaient pas, ou ne pouvaient plus, suivre leurs ravisseurs. D’autres sont des monologues, des confessions. La plupart sont des conversations entre eux, qui ont partagé une vie impossible à raconter à qui ne l’a pas vécue. Un petit groupe, deux garçons, Geoffrey et Mike, et une fille, Nighty, l’une des épouses de Kony lui-même. Agée de cinq ans de plus que les garçons, mariée de force au grand chef, au Boss, elle a nourrit et protégé les gamins. Ce sont eux qui vont guider Littell sur les lieux de leur vie passée, les camps retranchés de l’armée, les villages qu’ils ont attaqués pour piller des vivres, ou enlever d’autres enfants, et les pistes sur lesquelles ils ont fui, pourchassés par l’armée régulière.

Le jugement du spectateur

Bourreaux et victimes, leur attitude est difficile à décrypter, et leur responsabilité est sans cesse en balance, comme dans un jugement. Ils sont aujourd’hui revenus à la vie civile. Les garçons gagnent leur vie comme boda-boda, chauffeurs de mototaxis. Nighty peine pour nourrir son enfant. Ils sont partagés entre leur désir de raconter et leur culpabilité. Ils avouent d’emblée leurs crimes, leur nombre, les circonstances, jusqu’aux détails les plus atroces. Ils ont avant tout du chagrin pour leurs anciens compagnons disparus. Parfois ils sont rattrapés par leur passé, comme Geoffrey qui a été reconnu par un survivant d’un massacre auquel il a participé, qui a tenté à son tour de l’assassiner. Leur quotidien n’est pas simple, mais sa dureté n’est en rien comparable à celle de leur vie passée.

Si les difficultés sont principalement économiques pour les garçons, les conditions sont beaucoup plus difficiles pour les filles. Quasi toutes ont été victimes de violences sexuelles, elles sont également souvent revenues avec des bush babies, sans pères, qui ne sont ni reconnus ni acceptés par le clan familial, lequel relègue généralement les mères et leurs enfants à l’écart de la société. Nombreuses sont celles qui n’ont comme choix que celui d’épouser un autre ancien soldat de la LRA, au risque de retomber dans une nouvelle relation abusive.

Est-ce qu'on va parler des massacres? Très bien, c'est ce qu'il faut faire. — Geoffrey

Les fantômes des victimes

Beaucoup sont affligés de ce qu’on appellerait chez nous un stress post-traumatique. Dans un pays qui ne pratique que peu la psychiatrie occidentale, leur condition est interprétée comme une forme d’envoûtement et le seul recours est la religion ou les cérémonies traditionnelles. Celles-ci doivent traiter le cen, la culpabilité qui hante la victime, et les fantômes qui la poursuivent. Lapisa, autre ex-enfant-soldat, est filmée lors de la cérémonie d’exorcisme pratiquée par une ajwaka, une guérisseuse, qui transfère son mal à une chèvre qui sera ensuite sacrifiée et partagée par le village. Le cen est une affliction contagieuse, et c’est tout le village qui doit participer à sa résolution. Le cas de Lapisa connait une fin heureuse. Dans d’autres circonstances, les survivants affligés par le cen ont quelquefois été chassés pour préserver la communauté, voire assassinés pour que le mal disparaisse avec eux.

D’autres séquences fortes montrent d’anciens soldats de la LRA, engagés par l’armée régulière, donner la chasse à leurs anciens camarades. On voit que le regard porté par l’armée sur les civils est à peine plus favorable que celui des troupes de Kony. Tiraillée entre les deux, la population est accusée par les uns comme les autres de renseigner et de nourrir l’ennemi, comme si elle avait une quelconque possibilité de faire autrement. Une scène est consacrée à Dominic Ongwen, un officier considéré comme le numéro trois du mouvement. Seul enfant enlevé à être monté aussi haut dans la hiérarchie de la LRA, il venait au moment du tournage de se livrer aux forces du gouvernement, sans doute pour éviter d’être victime des purges entamées au sein de la troupe par Kony, dont avait déjà été victimes d’autres commandants (comme Vincent Otti). Littell a la chance exceptionnelle de pouvoir l’interviewer avant qu’il ne soit transféré au tribunal international de La Haye, où il attend toujours son jugement.

Le dilemne de la bienveillance

Réalisé à partir de 120 heures de rushes (plus huit heures d’images d’archives), le film a demandé pas moins de 28 semaines de montage. Celui-ci a été effectué par Marie-Hélène Dozo, figure incontournable du cinéma belge, à qui la Cinematek rendait hommage l’année passée. Littell qui considère, dit-il, qu’un film documentaire s’écrit réellement au montage, la considère en quelque sorte comme la coauteure du film. (Elle-même n’est pas d’accord.) Wrong Elements est une réussite de rythme, malgré ses 2h13. Accompagnées par la musique de Bach et d’Heinrich Ignaz Franz Von Biber, les images trouvent un équilibre subtil entre l’intérêt esthétique et un regard anthropologique sur le cas de ces enfances volées. La position du réalisateur est très particulière ; la question de sa présence, et par là celle d’un regard blanc, occidental, se pose constamment. Son absence du cadre est bien sûr à comparer avec la posture qu’il avait adoptée pour son roman « Les Bienveillantes », qui racontait avec un détachement glacial, à la première personne, les atrocités commises par un officier nazi. Le titre, inspiré d’Eschyle, évoquait la transformation des Érinyes, les Furies de la vengeance, en Euménides, divinités bienveillantes.

Cherchant ici également à définir une responsabilité, il laisse la parole aux ex-soldats pour leur permettre de raconter leurs crimes. Le gouvernement a choisi la voie de l’amnistie, et pour cela a exonéré collectivement les enfants de leur culpabilité. L’intégralité de la faute a été officiellement rejetée sur Kony et ses lieutenants. Pour les survivants, aucune des positions, ni celle du bourreau, ni celle de la victime, n’est pourtant possible. Les deux visions sont difficiles à concilier et il est illusoire de vouloir solder à l’équilibre leur participation forcée aux exactions de la LRA d’une part, et de l’autre les brutalités qu’ils ont subies durant leur captivité. Paradoxe moral insurmontable, leur histoire ne peut se résoudre que par la bienveillance, la leur comme celle des autres. Après le tournage, il a été possible de payer des études à Geoffrey, et de trouver à Nighty un emploi dans une ONG qui s’occupe des mères célibataires de l’ex-LRA. Ils accompagnent également le film lors des projections dans la région, puis en Europe. Si l’oubli ne leur est pas permis, la seule voie sera la parole, et l’espoir d’un pardon.

(Benoit Deuxant)

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