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Critique

« Excavated Shellac » – découvrir le monde, disque par disque

Excavated Shellac
Le claquement sec du sanshin d’Okinawa, le bourdon de la cornemuse irlandaise, le falsetto d’un chanteur de huapango mexicain, toutes des sonorités étranges, parfois dissonantes, et pourtant toujours superbes et surtout très tangibles. Un coffret essentiel pour découvrir une histoire alternative du monde.

Quand Jonathan Ward a créé son blog Excavated Shellac en avril 2007, il n’imaginait pas que son travail prendrait une telle ampleur. Chaque semaine, il publiait une face d’un 78 tours de sa collection, accompagnée d’un commentaire, de la date d’enregistrement (si elle était connue) et d’une photo de l’étiquette centrale, le tout avec une rigueur scientifique extrême. Contrairement à d’autres collectionneurs, il s’intéressait à un répertoire encore peu mis en avant à l’époque : les musiques du monde non anglophone, loin du jazz, du blues ou de la country bien plus populaires.

Au fil du temps, le site a attiré de plus en plus de visiteurs réguliers et les textes ont pris de l’ampleur, rassemblant des informations souvent inédites. En 2010, il entame une collaboration avec le label Dust-To-Digital qui s’est spécialisé dans la réédition de disques anciens, très souvent sous forme de magnifiques coffrets et livres. Excavated Shellac: an Alternate History of the World’s Music (1907-1967) est la dernière sortie du label (hiver 2021) et propose (en album numérique) 100 morceaux jusqu’alors inédits et accompagnés d’un livre (en PDF) de 186 pages.

« Je suis sûr que le monde n’a pas besoin d’un autre collectionneur blanc qui se répand en éloges à propos de musiques venant de cultures qui ne sont pas la sienne. Je voulais éviter du mieux possible tout romantisme culturel, tourisme et exotisme, tout en offrant des sélections intéressantes et particulièrement rares. » — Jonathan Ward

Pourquoi mettre ce répertoire du passé en avant ? Dès la fin du XIXe siècle, et jusque dans les années 1960, les disques 78 tours ont été un important moyen de diffusion de la musique dans le monde entier. Une nouvelle industrie s’est développée et différentes compagnies occidentales ou locales ont enregistré les musiques du moment, créant une révolution musicale globale. Pour la première fois, des styles locaux sortaient de leur région d’origine, influençant d’autres types de musiques : la guitare hawaïenne devient populaire de San Francisco à Delhi, le tango, déjà un hybride en lui-même, est joué dans les bars de Buenos Aires mais aussi d’Istanbul et d’Helsinki, les rythmes cubains envahissent l’Afrique...

Ce coffret pose la question du nom qu’on donne à ces musiques. Pendant des années, les collectionneurs ont parlé de « musique ethnique » pour décrire tout ce qui n’était pas jazz, blues, country, variété ou musique classique occidentale. Or ces musiques ne viennent pas toujours spécifiquement d’un groupe ethnique et d’un endroit précis. Elles sont souvent déjà empreintes de nombreuses influences du monde. Plutôt que d’utiliser le terme « world music » ou « musiques du monde », une étiquette inventée par des hommes blancs de la seconde moitié du XXe siècle pour séparer dans les bacs de disques tout ce qui n’est pas occidental du reste, Jonathan Ward propose « global music », un terme imparfait mais qui englobe mieux toutes les musiques en les mettant sur un pied d’égalité.

Cette compilation n’est pas exhaustive, c’est impossible : des millions de 78 tours ont été édités au cours des ans, et peu étaient destinés à un public occidental. Les cent morceaux présentés par Excavated Shellac proposent une image inédite du monde, une histoire alternative s’ouvrant à des productions très lointaines de ce que les oreilles occidentales sont habituées d’entendre. Mais c’est justement l’occasion de sortir de ce qui semble familier et d’apprendre à écouter ces musiques en se mettant à la place de l’autre, en sortant des carcans du colonialisme qui a imposé une voix unique, celle des Blancs dominateurs, mais aussi de l’exotisme et du romantisme culturel.

Il reste un seul regret, que cet objet ne soit pas édité autrement que sous forme numérique.


Texte: Anne-Sophie De Sutter

Crédit photo: Excavated Shellac

Cet article est également paru dans le numéro 5 du Magazine de PointCulture.


A consulter, le blog de Jonathan Ward, https://excavatedshellac.com/

A écouter aussi, la série Secret Museum of Mankind éditée par Pat Conte ainsi que les autres productions du label Dust-To-Digital, ou encore faire une recherche sur le site de PointCulture avec le mot-clé « 78 tours ». Quelques-uns de ces disques sont cités ci-dessous.

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