Compte Search Menu

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l’utilisation de cookies permettant d’améliorer le contenu de notre site, la réalisation de statistiques de visites, le choix de vos préférences et/ou la gestion de votre compte utilisateur. En savoir plus

Accepter
Critique

GÉNÉRAL IDI AMIN DADA, AUTOPORTRAIT

publié le

En 1974, un jeune cinéaste flanqué d’une équipe de télévision plante sa caméra devant le maître de l’Ouganda d’alors. Un dispositif aussi minimal que suffisant pour prendre un dictateur haut en couleur au piège de sa propre mégalomanie meurtrière. […]

 

 

En 1974, un jeune cinéaste flanqué d’une équipe de télévision plante sa caméra devant le maître de l’Ouganda d’alors. Un dispositif aussi minimal que suffisant pour prendre un dictateur haut en couleur au piège de sa propre mégalomanie meurtrière. Édifiant !

Ancienne colonie anglaise d’Afrique de l’Est sise dans la région des Grands Lacs et indépendante depuis 1962, l’Ouganda tombe en 1971 sous la férule d’un officier militaire putschiste, avec le soutien tacite des Occidentaux. Une fois au pouvoir, le général Idi Amin Dada s’octroie les pleins pouvoirs, crée une variante locale des escadrons de la mort qui fait place nette au sein de l’opposition et des élites locales et instaure un climat de terreur (au bas mot, 300000 victimes). Il expulse dans le même temps la minorité indo-pakistanaise qui tenait une part essentielle des leviers de la vie économique, puis fait de même avec bon nombre de ressortissants britanniques installés de longue date. Perdant un à un ses soutiens à l’Ouest (Europe, USA, Israël) alors que son économie s’effondre inexorablement, l’Ouganda se tourne vers la Libye de Kadhafi et les pays arabes, embrasse la cause palestinienne et finit, aux abois, par déclarer la guerre à la Tanzanie. Vaincu, Idi Amin Dada prend le chemin de l’exil et meurt en Arabie Saoudite en 2003 sans avoir eu à répondre de ses crimes…

Barbet Schroeder est à l’orée des années (19)70 un touche-à-tout traçant sa voie dans les domaines périphériques au cinéma: il est critique aux Cahiers, assistant réalisateur, et bientôt producteur au sein de sa propre maison d’édition Les Films du Losange. En 1974, le Français réalise un épisode d’une série de documentaires destinée à la télévision (une équipe de FR3 l’accompagne) et dont le projet initial était de tirer le portrait de quelques chefs d’État de l’époque.

Mais ce qui s’apparente au départ à un aveu de faiblesse ne tarde pas à se transformer en un implacable révélateur qui souligne, sans avoir à surligner, les singuliers contrastes d’un dictateur pour le moins ubuesque qui se met lui-même en scène et choisit avec soin (?) les décors du théâtre de son propre pouvoir. Et à l’exception d’un conseil des ministres où l’un d’entre eux se fait dûment remonter les bretelles par « le Président bien aimé » et pour lequel Schroeder a dû faire preuve de diplomatie pour faire accepter sa présence, c’est bel et bien Idi Amin Dada qui semble mener l’équipe de tournage, diriger les mouvements de caméra et indiquer le sens du propos filmé !

idiUne scène condense toute l’ambivalence d’un personnage qui oscille constamment entre la truculence carnavalesque d’un souverain autoproclamé et l’effroi suscité par un discours qui déroule antisémitisme primaire, syntaxe anticolonialiste revancharde et vanités sans bornes, sur un tapis d’invraisemblances contradictoires: on voit le massif général remporter un concours de traversée d’une piscine à la nage en coupant aux travers de deux couloirs théoriquement dévolus à ses adversaires ! On rit tout en se doutant bien que ses infortunés « opposants » n’avaient d’autres choix que de laisser gagner un homme qui un peu plus loin dans le documentaire mène lui-même l’assaut du plateau du Golan… dans une reconstitution menée à grands frais par son armée de pacotille depuis le cœur de l’Afrique !

S’emparant littéralement du cadre, comme investi d’un profond sentiment d’invincibilité médiatique et d’un ego à l’égal d’un dieu incarné (il se place à hauteur de la Reine d’Angleterre et du Président des USA !), cet ancien boxeur, quasi illettré, fascine et charme parfois avec un regard intense et presque bienveillant qui lui donne en un instant l’exacte mesure de ses interlocuteurs et/ou adversaires, la gestuelle fébrile d’un lutteur d’apparat et un langage (archaïsant ?) aux tournures inimitables.

Mais le spectacle d’opérette offert par le dictateur tourne rapidement à un genre inédit de représentation du pouvoir : le sordide comique. Entre deux diatribes outrageusement haineuses envers Israël et les juifs (la Shoah se voit légitimée !), trois salves d’auto-éloges et quantité d’élucubrations paranoïaques (il voit des ennemis partout), « Big Daddy » descend le fleuve afin de « commander » à ses animaux fétiches (les crocodiles) et alliés objectifs (nombre d’opposants leur ont servi de déjeuner) et organise une collecte alimentaire au profit de l’ancien colonisateur britannique empêtré dans des grèves à rallonge. Le grotesque se mêle à la farce tragique, même si, face à un auditoire de médecins et/ou d’étudiants en médecine, la rhétorique creuse et sans liens avec leurs revendications d’Idi Amin Dada le laisse ridicule et désemparé. Le roi Ubu est (enfin) nu !

Conscient d’être en porte-à-faux entre l’indéniable pouvoir de fascination de son sujet et sa dénonciation tout aussi facile, Barbet Schroeder prend les devants et place en introduction de son travail les images d’une exécution publique ainsi qu’un reportage dressant un état des lieux historique et politique de l’Ouganda d’Amin Dada. À sa sortie, le leader politique africain exigea deux minutes de coupures supplémentaires, otages occidentaux à l’appui…

Dans les bonus, on apprend que le réalisateur, bien qu’autorisé à suivre le Président dans (presque) tous ses déplacements, s’interdit deux choses: recevoir des femmes en cadeau et manger à la table présidentielle. S’y ajoute un court entretien en compagnie de Jean Douchet, abordant essentiellement les conditions de tournage à l’époque, et une pertinente analyse de Thierry Michel (Mobutu roi du Zaïre, Katanga Business…) sur le rôle de la caméra comme arme de défense contre toutes les dictatures.

Yannick Hustache

 

 

Sélec 8

 

 

Classé dans