Il est avéré scientifiquement que le rôle de l'observateur dans la perception n'est jamais neutre, que le simple fait d'être là, présent, à l'intérieur du phénomène observé, transforme celui-ci. Ce qui remet fortement en question la neutralité d'une présentation, d'une analyse. Les sociologues comme les anthropologues le savent bien, qui voient leur sujet se modifier de par leur simple présence. Leur vrai sujet (Que se passe t'il en leur absence) leur échappe en grande partie dès leur arrivée sur le terrain. Quand les activités ne sont pas chorégraphiées pour leur unique bénéfice, elles leur sont cachées, interdites. Ils ne peuvent alors témoigner que d'une réalité tronquée, arrangée. L'art du paysage sonore pose les mêmes questions : de quelle réalité rend-on compte ? De quoi est on le témoin ? Une solution est le " vol de son ", dissimuler la prise de son, tels ces reporters animaliers qui se postent à quelques centaines de mètres de leur micros ou de leur caméra, sachant que sans cela, les timides créatures qu'ils espèrent enregistrer ne daigneront pas se manifester. L'autre solution est d'assumer cette présence et de participer consciemment à la réalité fictive qu'on va raconter. C'est l'option qu'à souvent choisi Luc Ferrari dans ses compositions. Il se place d'entrée de jeu au centre du champ, comme un personnage, et non plus comme un narrateur. L'histoire qu'il raconte est celle de la rencontre entre lui (et ses micros) et le paysage. Ses compositions en deviennent autant de ballades, de promenades, de road-movies sonores, avec ses hasards et ses provocations. Dans " les ANECDOTIQUES ", pièce sous-titrée " exploitation de concepts n°6 ", Luc Ferrari poursuit la logique de l'abandon du réalisme, en s'attaquant de front au résultat de ses enregistrements. Il présente 15 séquences, glanées lors de promenades autour du monde (en Espagne, en France, au Texas, etc.), et applique à chacune un concept, une formule de modification. Chaque " anecdote " devient ainsi également une expérience de narration, une nouvelle manière de dire. Mais là où un autre en aurait profité pour imposer aux séquences des transformations radicales, afin de mieux se les approprier, Luc Ferrari opte pour la subtilité. Ses interventions sont (la citation est inévitable) des " presque rien ", de petites touches subtiles qu'on ne perçoit pas immédiatement, mais qui se révèlent progressivement, lorsqu'un détail se met soudain à boucler, à se répéter, à changer de place. Ou lorsqu'un élément extérieur, quelques notes électroniques, une traduction superposée aux voix, se glisse dans le champ, le transformant imperceptiblement. Et donne ainsi une cohérence autre à l'ensemble. A travers ces interventions, c'est le compositeur qui parle et justifie le choix des séquences et le passage de l'une à l'autre. L'observateur ne se cache plus, il assume sa position de narrateur, et de témoin imparfait. Loin de prétendre à l'impartialité, il se dévoile, et souligne la subjectivité de son interprétation. Sa présence parasite n'est plus un problème, elle devient l'histoire elle-même. Réalisée pour une commande de la radio allemande, " les anecdotiques " sont un voyage d'une heure dans la tête de Luc Ferrari à travers quelques lieux, quelques rencontres. C'est avant tout une magnifique oeuvre à tiroirs qui dévoile de nouveaux détails à chaque écoute. (Benoit Deuxant)