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Portrait

The Wire, 20 ans déjà | Le Baltimore de David Simon

David Simon - (c) John D. et catherine T - MacArthur Foundation

David Simon (1960 - )

Cent corps, mille histoires pour le portrait collectif d’une ville. Retour sur la série « The Wire », 20 ans après la diffusion du premier épisode.

Sommaire

Aujourd’hui, la série The Wire [Sur écoute] – tournée entre 2002 et 2008 par David Simon et ses collaborateurs pour la chaine de télévision payante HBO – nous arrive précédée d’une réputation, d’une aura, d’un statut qui pourraient se retourner contre elle en empêchant le spectateur de s’y intéresser sereinement. Fédérant une audience relativement modeste (entre un et quatre millions de spectateurs par épisode) lors de sa première diffusion aux États-Unis, mais désormais culte, la série s’est vue décerner dans l’intervalle des titres peut-être plus sclérosants que nécessaires de « meilleure série des années 2000 », « meilleure série du monde »… – voire de « série préférée de Barack Obama » (on trouve sur « The Obama White House » une vidéo d’une douzaine de minutes de discussion de fond entre Simon et le 44e président des États-Unis). Au-delà de son public initial, des géographes, urbanistes, sociologues, économistes et juristes se sont intéressés à la série et de nombreux colloques et ouvrages universitaires lui ont été consacrés.

Néanmoins, ces lauriers ne nous paraissent pas vraiment usurpés et au moment de chercher une œuvre audiovisuelle porteuse d’une vision particulièrement lucide des réalités urbaines, on retombe vite sur The Wire. Tant dans le cinéma de fiction que dans le documentaire, des cinéastes ont posé des regards pertinents sur certaines villes ou quartiers (Pialat sur la banlieue parisienne, van der Keuken sur Amsterdam, Ozu sur Tokyo, Tanner sur Lisbonne, Demy sur Nantes ou Los Angeles, etc.) mais peu ont fait de leur ville, comme David Simon dans The Wire, le vrai personnage principal d’une de leurs œuvres. Au cours des cinq saisons de la série, on peut dénombrer presque quatre-vingt protagonistes dont au moins une trentaine de personnages récurrents parmi lesquels il semble arbitraire de tirer une ligne entre personnages principaux et secondaires.

Dans l’approche de la réalité sociale de Baltimore via les différents groupes, institués ou informels, qui y interagissent – les dealers, la police, les hommes politiques, les promoteurs immobiliers, les syndicalistes, les enseignants, la presse, etc – c’est bel et bien ce territoire où leurs intérêts et rivalités s’entrechoquent, cette ville portuaire en déclin, qui est le corps central, vivant, vibrant, complexe, de ces récits entrelacés. — -

De l’enquête au romanesque

Né en 1960 à Washington, David Simon a travaillé de 1982 à 1995 au Baltimore Sun en tant que journaliste spécialisé dans les affaires criminelles. Ce sera le creuset de toute son activité à venir. En 1991, il publie Homicide: A Year on the Killing Streets (en français Baltimore – Une année au cœur du crime, Sonatine 2012) pour lequel il suit – comme le titre l’indique – pendant un an les inspecteurs de la brigade criminelle de la ville. On trouve déjà dans les mille pages de ce premier livre, ce qui fera la méthode et le style de Simon à la télévision : la profusion des personnages, un portrait collectif plutôt qu’individuel, un sens très romanesque du récit (proximité avec ses personnages, talent de conteur, attention particulière aux richesses des langages parlés, etc.) combiné à des moments de recul réflexif qui n’hésitent pas à interrompre ou à éclairer sous un autre angle le flux de l’histoire et des anecdotes. Pour Simon, le réel et la fiction (en tout cas, la fiction comme lui l’entend) ne sont pas des ennemis, ni même des entités clairement séparées mais plutôt deux pôles d’une sorte d’alternateur qui fait avancer le discours et la réflexion. Dès qu’il y a enquête de terrain ou enregistrement d’un témoignage, un récit (oral d’abord, écrit ensuite lors de sa retranscription) se met en route...

Du cas individuel au puzzle collectif

Ce qui paraît intéresser le plus Simon dans cette immersion au long cours, c’est de dépasser le cas unique, le simple fait divers, pour tisser des liens et petit à petit reconstituer le puzzle d’une réalité plus large. Un extrait de Baltimore – Une année au cœur du crime offre une belle résonance entre cette méthode journalistique (et bientôt) télévisuelle et une revendication des flics les plus visionnaires et motivés de la brigade :

Burns et Edgerton avaient tous deux fait valoir qu’une grande partie des manifestations violentes étaient reliées entre elles et qu’on ne pourrait les faire diminuer – ou, mieux encore, les prévenir – qu’en s’attaquant aux plus grandes organisations de trafic de stupéfiants de la ville. Selon cet argument, la violence répétitive des marchés de la drogue trahissait le point faible de la brigade criminelle, à savoir que les enquêtes étaient individuelles, désordonnées et réactives. — Baltimore – Une année au cœur du crime

Simon ne commettra pas cette erreur d’une activité menée trop en solo. Dans le travail par essence collectif de la création télévisée, mais aussi dans celui a priori plus solitaire de l’écriture, il va s’entourer d’une « famille » – acteurs, écrivains, scénaristes et réalisateurs – avec laquelle il entretient, de projet en projet, ses liens de complicité. Parmi ceux-ci, on retrouve justement l’ancien détective (et ancien militaire et enseignant) Ed Burns cité ci-dessus avec lequel Simon écrira The Corner : A Year in the Life on an Inner-City Neighborhood (1997 – édition française de la première partie : The Corner – Hiver - Printemps, J’ai lu 2011) que les deux comparses adapteront en mini-série pour HBO en 2000. Sur le même modèle que Homicide du côté des flics, The Corner (le coin de rue ; ici le carrefour de Fayette Street et Monroe Street, un parmi les milliers de marchés de la drogue à ciel ouvert des États-Unis) propose, un impitoyable portrait documentaire de groupe d’un quartier gangrené jusqu’à l’os par l’héroïne, la cocaïne et le crack. Tout comme l’enquête pour Homicide, qui se focalisait sur la brigade policière, n’en abordait pas moins ponctuellement les milieux du crime ou les pressions politiques venant de la mairie, l’enquête de The Corner aborde aux côtés de toute l’économie de la drogue, les questions de police, de justice, le monde du travail, de l’école ou des travailleurs sociaux, etc. On pourrait voir ici – et encore plus dans The Wire, également écrit et réalisé avec Burns – dans cette approche de la ville comme champ de forces émanant des groupes – légaux ou hors la loi, publics ou privés, en déclin ou en plein essor, etc. – qui s’y côtoient, un écho au travail du « cinéaste des institutions américaines », Frederick Wiseman. Mais, particulièrement pour la mini-série The Corner et les interviews « documentaires » entre les acteurs et le réalisateur Charles S. Dutton au début et à la fin de chaque épisode, le dispositif de Simon et Burns se rapproche du cinéma de Peter Watkins qui, à dessein, inocule des signes de documentaires ou de reportages à ses fictions et n’hésite pas par exemple à envoyer une (fausse) équipe de télévision mener des entretiens sur un champ de bataille écossais du XVIIIe siècle (Culloden, 1964).

Observe local, think global

Ancré à Baltimore, centré sur Baltimore pendant plus de vingt-cinq ans (de ses premiers articles de journal en 1982 à la fin de The Wire en 2008), le travail de Simon ne perd en aucun cas son sens aux limites de sa ville. Néo-marxiste (reconnaissant au penseur politique du XIXe siècle la force implacable du diagnostic plutôt que l’à-propos des solutions proposées), Simon pose le constat que dans sa ville, comme dans des dizaines d’autres shrinking cities post-industrielles du pays, « deux Amériques coexistent à quelques blocs l’une de l’autre ». Dans The Corner, au milieu d’une sorte d’implacable essai politique, économique et sociologique de trente pages qui vient interrompre le récit factuel principal, Simon et Burns écrivent : « Les hommes et les femmes qui vivent dans le corner redéfinissent leur rôle économique à un coût exorbitant, générant du sens dans un monde qui les a déclarés hors sujet. Dans Monroe et Fayette, et dans tous les marchés de la drogue du pays, des vies insignifiantes trouvent une justification au travers d’un système capitaliste rudimentaire et autosuffisant. (…) C’est une crise existentielle qui trouve son origine non seulement dans les conflits raciaux – que le corner a su dépasser à la longue –, mais dans le désastre insoluble qu’est la Rust Belt américaine, ce lent séisme qui démantèle les lignes d’assemblage, dévalue le travail physique et sabre les grilles de salaires. »

Après sa trilogie de Baltimore, Simon continue à s’intéresser aux villes américaines : à La Nouvelle-Orléans après l’ouragan Katrina (Treme), aux frictions entre construction de logements sociaux et racisme ambiant à Yonkers dans l’État de New York (Show me a Hero)… Ou aux rapports intriqués entre développement du cinéma porno, trafic de la drogue, développement du sida et reconversion immobilière du quartier new-yorkais de Times Square dans les années 1970-1980 (The Deuce, dont la diffusion commence cet automne aux États-Unis).

Lectures Cultures No4 - couverture

Philippe Delvosalle

article écrit en mai 2017
paru initialement dans le n°4 (septembre-octobre 2017) de la revue Lectures.Cultures



David Simon : Baltimore - Une année au cœur du crime
[Homicide: A Year on the Killing Streets]
985 pages
ed. française : Sonatine, 2012 / poche: Points policier, 2016

David Simon / Philippe Squarzoni : Homicide - Une année au cœur du crime - vol. 1
d'après [Homicide: A Year on the Killing Streets]
128 pages
ed. Delcourt / Encrages, 2016

David Simon et Ed Burns : The Corner - tome 1 - Hiver-Printemps
[Homicide: A Year on the Killing Streets]
475 pages
ed. française : J'ai lu, 2012

David Simon - trois livres

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