Compte Search Menu

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l’utilisation de cookies permettant d’améliorer le contenu de notre site, la réalisation de statistiques de visites, le choix de vos préférences et/ou la gestion de votre compte utilisateur. En savoir plus

Accepter
Portrait

L'Amérique-mosaïque de Frederick Wiseman

Frederick Wiseman - (c) John Ewing / Zipporah Films

Frederick Wiseman (1930 - )

L’édition récente (en trois coffrets de 13 à 14 DVD chacun) de l’œuvre intégrale du documentariste américain Frederick Wiseman représente un événement majeur dans le monde du cinéma documentaire. Et au-delà !

Sommaire

L’initiative devrait aussi permettre de toucher un autre public, intéressé par le cinéma en général, les récits au long cours et la construction de l’histoire sociale des États-Unis.

Curiosité - Le début d'une vocation

Au milieu des années 1960, Frederick Wiseman (né à Boston en 1930) a étudié le droit à Yale, fait son service militaire, vécu quelques années à Paris puis est revenu enseigner le droit à l’université, avant de produire le film The Cool World de la cinéaste Shirley Clarke. Une série d’étapes formatrices d’un parcours de jeunesse dont on retrouvera des échos dans la filmographie à venir.

En 1966, Wiseman décide de tourner son premier film dans un lieu qu’il a visité plusieurs fois avec ses étudiants : l’hôpital-prison pour criminels aliénés de Bridgewater (dans l’État du Massachussetts). Pour ce faire, il décide d’emboîter le pas à quelques pionniers du « cinéma direct » (tels que Robert Drew, Donn Alan Pennebaker, Robert Leacock ou Albert et David Maysles) qui, depuis le tout début des années 1960, ont profité de la conjonction de trois avancées techniques (caméras 16 mm portables et silencieuses ; magnétophones portables et synchrones ; pellicule plus sensible permettant de tourner presque sans lumière additionnelle) – et d’un contexte idéologique et intellectuel où, quinze ans après la fin de la seconde guerre mondiale, de plus en plus de gens n’en peuvent plus du ton de la propagande – pour aborder le réel par des tournages à la fois plus légers, plus souples et moins intrusifs.

À Bridgewater (lieu que les Indiens appelaient « Titicut »), Wiseman filme les conditions d’existence particulièrement dures des prisonniers, le travail des gardiens et, en parallèle, un spectacle que ceux-ci sont en train de monter au sein du pénitencier (le Follies du titre). Il ne recourt à aucune voix off, aucun entretien, aucune musique ajoutée. Titicut Follies est bien accueilli par la critique, les jurys de festivals et lors d’une projection sur les lieux de son tournage. Mais les débats suscités par le documentaire apeurent l’administration du Massachussetts qui en demande l’interdiction. Pendant presque 25 ans, période émaillée de cinq procès au cours desquels Wiseman invoque le premier amendement de la Constitution relatif à la liberté d’expression, le film est interdit de projection. Il ne sera montré à la télévision américaine qu’en 1992.

 

Patience – La méthode Wiseman

Heureusement, le blocage de la diffusion de son premier film n’empêche pas Wiseman d’en tourner d’autres, souvent soutenus par les jeunes chaînes de télévision publique du pays. Au rythme d’environ un film par an (High School en 1968, Law and Order en 1969, Hospital en 1970, Basic Training en 1971, etc.), le réalisateur reconduit la démarche de Titicut Follies qui, de film en film, devient la « méthode Wiseman » : une préparation relativement brève en amont du tournage, la négociation d’un accord permettant de filmer les gens, un tournage de quelques semaines avec une équipe réduite (trois personnes : un opérateur image et son assistant, Wiseman lui-même à la prise de son)… Puis, sans doute l’étape la plus cruciale de son cinéma : le montage. Le plus souvent, l’opération dure presque un an. Wiseman, qui est son propre monteur, se frotte aux dizaines d’heures de rushes pour essayer de découvrir réellement – plus profondément qu’au moment du tournage – ce qui s’y trame.

Mon travail de monteur est d’essayer de découvrir ce qui se passe dans chaque séquence. Que signifie le vocabulaire des gens, quelle est l’importance de leur ton, des changements de ton, des silences, des interruptions, des associations verbales, des mouvements des yeux, des mains, des jambes… — Frederick Wiseman
Selon lui, ce n’est qu’à la fin de ce long processus, une fois le film terminé, qu’il « en découvre le scénario ».

 

Persévérance – Le puzzle des institutions américaines

En presque cinquante ans d’activité (âgé de 86 ans, le cinéaste tourne toujours), Wiseman a réussi à la fois à faire subtilement évoluer son cinéma et, surtout à garder un cap et à construire une œuvre d’une cohérence méthodologique, intellectuelle et thématique rare.

Au cours des années 1970 puis 1990, la durée de ses films augmente sensiblement : ses six premiers films, de 1967 à 1972, durent moins d’une heure et demie ; en 1973, avec Juvenile Court il propose un film de deux heures et quart ; en 1975 avec Welfare (tourné dans un centre d’aide sociale à New York) il flirte avec les trois heures ; en 1989 avec Near Death (sur l’unité de soins palliatifs d’un hôpital de Boston) il propose, un enchaînement impitoyable d’agonies de six heures. Presque toujours, cette durée se justifie. Le film et le spectateur y gagnent. Parallèlement et contrairement à ce que suggèrent ces trois exemples, Wiseman diversifie ses centres d’intérêt, alternant sujets et lieux « durs » (prison, hôpital, tribunal, laboratoire d’expérimentation animale, abattoir, etc.) et plus « doux », voire futiles (grand magasin et station de ski de luxe, milieu de la mode, hippodrome, etc.). À la réserve près, qu’une opposition aussi tranchée ne correspond que très peu au mode de pensée tout en nuances et en complexité du réalisateur qui saisit régulièrement en quoi ces deux mondes (du contrôle, de la répression et de l’aliénation, d’une part ; des loisirs et de la consommation, d’autre part) sont liés, voire imbriqués (par exemple en filmant les conditions de travail des « petites mains » d’un magasin huppé de Dallas dans The Store). Wiseman évolue des juxtapositions de ses débuts à un montage qu’il décrit comme « moins appuyé, plus romanesque » : un « montage-mosaïque » où, au sein de l’unité de chaque scène, la situation et la discussion ont plus le temps de se développer et où, à l’échelle du film, s’articule un jeu d’allers-retours, de reprises et d’oppositions, qui laisse une plus grande part d’interprétation au spectateur.

La seule idée que je me fais du public, c’est qu’il est aussi exigeant (ou aussi stupide) que moi — Frederick Wiseman

Très tôt, dès ses premiers films, Wiseman a décidé de ne pas se pencher sur des personnalités comme ses pairs du cinéma direct (John Fitzgerald Kennedy dans Primary de Robert Drew, Bob Dylan dans Don’t Look Back de D. A. Pennebaker, etc.) mais de s’intéresser au fonctionnement quotidien et aux rouages des institutions américaines. « J’ai une réaction contre certains films de cinéma direct qui se centrent sur un ou deux personnages, une charmante vedette ou un charmant criminel. Pour moi, la vedette c’est le lieu et le lien social, d’où ma série de films sur les lieux institutionnels. Il y a bien sûr des personnages qui émergent au montage, plus forts que d’autres, mais j’essaie de ne pas suivre un seul personnage. C’est davantage une mosaïque. » Si chaque film du cinéaste est un puzzle, sa filmographie entière l’est encore plus. La filmographie de Wiseman offre – malgré son étalement dans le temps (de 1967 à nos jours) et son éclatement géographique (Boston, Philadelphie, Kansas City, New York, Memphis, Chicago, etc.) – un puzzle éclaté et forcément incomplet mais ô combien fascinant de cinq décennies d’organisation de la société aux États-Unis.

Respect – Le travail du spectateur

Refusant sciemment toute condescendance ou tout discours d’autorité, Wiseman laisse le spectateur trouver son propre itinéraire au sein de ce jeu de marelle géant et le laisse dérouler son propre fil d’Ariane dans ce labyrinthe fascinant : par associations, rapprochements et complémentarités ou, au contraire, par dichotomies et oppositions. Ou même en allant chercher dans ces films ce qui n’est pas leur sujet premier mais qui les relie inévitablement : les relations hommes-femmes, la place des citoyens afro-américains, le traitement infligé aux animaux, etc. À l’image du pays-continent qui leur a servi de terreau, les 160 heures du corpus wisemanien apparaissent presque comme inépuisables.



Philippe Delvosalle

Lectures.Cultures n°1 (couverture)
article initialement paru dans le n°1 (janvier-février 2017) de la revue Lectures.Cultures


Les films de Frederick Wiseman sont aussi disponibles en VOD chez UniversCiné