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Portrait

Florian Schneider, élégance robotique

Kraftwerk, avec Florian Schneider à gauche

Florian Schneider-Esleben (1947 - 2020)

Le musicien allemand Florian Schneider (à gauche sur la photo) est décédé le 30 avril 2020 des suites d’un cancer, à l'âge de 73 ans. Pendant trois décennies, le groupe Kraftwerk, qu’il avait cofondé avec Ralf Hütter, a mis le monde de la musique sens dessus dessous. Depuis leurs débuts dans l’ambiance musicale allemande des années 1970 et le milieu de ce qu’on appelle (hors du pays) le Krautrock, le groupe a développé une musique à la fois conceptuelle et romantique, mettant en avant les sons électroniques et futuristes qui inspireront plus tard la naissance de la techno. Ils décrivaient leur musique comme de la musique folk industrielle.

Sommaire

Né en 1947, Florian Schneider se lance dans la musique durant ses études à Düsseldorf. Après plusieurs projets, il entame une aventure qu’il poursuivra quarante ans durant. Sa présence élégante et énigmatique était une part capitale de l’image de Kraftwerk.

D’Organisation à Kraftwerk (jaune et vert)

Né de la rencontre de Florian Schneider et de Ralf Hütter, le groupe Organisation est mis sur pied en 1968. Musiciens de formation classique, ils se départissent de leur apprentissage académique en se lançant à pieds joints dans le feedback, la distorsion et les rythmiques modernes. Le quintet se produit dans les galeries d’art et les universités. Un premier et unique album sort en 1970 mais le groupe est rapidement dissous, pour donner naissance à Kraftwerk. Déjà centré autour du duo Ralf et Florian, cette première période verra passer dans le groupe une demi-douzaine de musiciens, qui participeront aux enregistrements ou aux performances, comme Andreas Hohmann, Michael Rother et Klaus Dinger. Les trois albums sont produits par le légendaire Connie Plank.

Ralf & Florian (1973)

Comme son nom l’indique, cet album marque la période où Kraftwerk était un duo, après le départ de leurs premiers collaborateurs, Klaus Dinger et Michaël Rother, partis former Neu ! Comme les précédents, il est produit par Conny Plank et est en partie enregistré dans le propre studio du groupe, Kling Klang Studio. Plus détendu, plus souple que les deux albums précédents, Ralf & Florian poursuit la transition déjà entamée auparavant vers ce que deviendra la musique de Kraftwerk plus tard. Comme une oasis avant la rigueur à venir, le disque possède encore une liberté anarchique bien dans l’esprit de la musique de son époque, les mélodies sont fluides et romantiques, et font usage à part égale des synthétiseurs et des instruments acoustiques : flûte traversière, guitares et piano. L’album introduit aussi un instrument qui deviendra la marque de fabrique du groupe, un des premiers vocoders, et une série d’appareils électroniques de synthèse vocale, qui annoncent la voix cybernétique des prochains albums.

Autobahn (1974)

Quatrième album de Kraftwerk, Autobahn est un album qui marque le passage vers les albums thématiques à venir (radioactivité / robotique / informatique / cyclisme, etc). La plage titulaire est un tour de force d’une vingtaine de minutes, évocation moderniste d’un trajet sur une autoroute allemande, depuis la fermeture des portes jusqu’à l’arrivée à destination. L’autoroute et la voiture ont souvent été citées comme des sources d’inspiration importantes pour le Krautrock, suggérant l’usage du mot « motorik » pour désigner sa rythmique strictement inflexible. Avec la pièce centrale de ce disque, Kraftwerk propose une illustration malicieuse de ce rythme, l’étirant sur toute la longueur d’une face de 33 tours. A la fois décalage électronique et imitation naturaliste, le morceau reproduit le voyage dans ses moindres détails, la clé de contact, les portières qui claquent, et puis la conduite monotone, l’effet doppler des voitures dépassant le véhicule, le réglage de la radio, etc. En contrepoint du bercement hypnotique de la route, Kraftwerk ajoute une mélodie rappelant le romantisme pastoral de Schubert. A cette époque, le groupe n’a pas encore adopté son personnage de robots, mais c’est déjà avec un humour froid et une ironie impassible qu’ils célèbrent l’utopie moderniste qui a présidé à la construction des autoroutes et à la vie des navetteurs suburbains.

Radio-Activity (1975)

Avec cet album-concept, Kraftwerk quitte définitivement les rangs du Krautrock. Les morceaux ont à présent un format court, quasi pop, et une nouvelle rigueur mécanique. L'album consiste en une série de variations sur la radioactivité, celle "découverte par madame Curie", mais aussi l'activité radiophonique qui nous entoure, et qui passe de l'antenne au transistor. Premier album entièrement électronique de Kraftwerk, c'est une déclaration, un manifeste, une glorification de l'atome et de l'éther. Tout à la fois expérimental et extrêmement pop pour nos oreilles contemporaines, Radio-Activity (également sorti en version originale allemande sous le titre de Radio-Aktivität) explore le concept depuis l'inquiétant Geiger Counter, et ses menaces atomiques, jusqu'au jeu de mots potache de Ohm Sweet Ohm, retour au calme et à la paix quasi sylvestre d'une Allemagne fictive ayant su allier modernité (un gigantesque flot d’électricité, vif comme un torrent de montagne) et tradition (une mélodie schubertienne aux allures de yodel électronique). Musicalement, le groupe n'a jamais été aussi minimaliste, des nappes électroniques réduites à quelques notes pures de générateur de fréquence, des percussions spartiates, et, de loin en loin, des mélodies répétitives jouées sur le nouvel équipement du studio Kling Klang.

Trans Europa Express (1977)

Album à l’élégance feutrée et au charme rétro, Trans-Europe Express est pourtant un des albums les plus futuristes de la musique électronique. En un voyage reliant l’Europe d’avant-guerre et celle du futur, Kraftwerk établi les bases de la musique électronique de l’avenir, initiée par leur morceau « Trans Europa Express ». Si ce morceau parlait avant toute chose du train lui-même, il est ensuite devenu le point de départ d’une évocation de l’Europe qu’il traverse. Joignant un certain style cosmopolite à une forme de nostalgie typique de la Mittel-Europa, l’album invoque d’une même voix Iggy Pop, David Bowie et Schubert. Il paraît aussi à l’aise dans la modernité de Düsseldorf City que dans la décadence chic de l’Allemagne de Weimar. Le disque, comme le groupe, ne se départit jamais de son élégance gracieuse. En réaction à l’uniforme des musiciens de rock, cuir et jeans, Kraftwerk porte à cette époque des costumes trois-pièces, des cravates, et des chaussures de luxe, et leur image de dandy leur attire les quolibets de la critique. Malgré ses mélodies encore tour à tour élégiaques ou mélancoliques, l’album clôt une période dans la carrière de Kraftwerk et en entame une autre, celle qui fera d’eux les précurseurs de l’électro (Afrika Bambaata leur rendra hommage en samplant la plage titulaire) et de la techno (le Trio de Belleville les citera abondamment).

The Man-Machine (1978)

Nouvel album concept autour cette fois d'une rétro-modernité, propulsant une esthétique et un optimisme empruntés aux années 1930 dans un univers futuriste, un monde ultra-moderne comme le début des années 1980 allait tenter de l'imaginer : une perfection glacée, à l’efficacité étourdissante. Sorti à cheval sur les années 1970 et les années 1980, le disque annonce bien des obsessions à venir. Kraftwerk sera parmi les premiers à célébrer l'androgynie des robots et des mannequins de mode, à chanter les néons fluorescents qui, à eux seuls, résumeront les années 1980 pour les générations futures, et prôner la fusion électronique de l’homme et de la machine. Le groupe se réinvente en androïdes musiciens, en outils de précision musicale. Alors que la mode de l'époque patinait dans les relents nauséabonds d'un rock'n'roll de légende (d'American Graffiti à Grease), le groupe lançait un nouveau paradigme, un nouveau futurisme, alliance d'optimisme technologique et d’utopie cybernétique. Et pourtant, l'inspiration du groupe se trouve ailleurs, dans une tout autre époque, celle des avant-gardes d'avant-guerre, des films expressionnistes de Fritz Lang, du suprématisme de Malevitch et du modernisme constructiviste d'El Lissitzky. En se revendiquant de cette tradition et en l’actualisant, le groupe déplace l’horizon de la modernité. On ne se tourne plus vers les États-Unis et ses gratte-ciels pour une vision du futur, mais vers les anachroniques Metropolis de la vieille Europe.

Computer World (1981)

Après avoir célébré l’atome, les trains à grande vitesse et les robots, Kraftwerk rend cette fois hommage au nouveau symbole futuriste : l’ordinateur. Pour son huitième album, le groupe explore une fois de plus une thématique de fond en comble, exaltant les joies de la programmation et les calculatrices qui font de la musique. Mais, au-delà de sa trame de fond, Computer World est avant tout une forme d’aboutissement dans leur recherche d’une perfection technopop. Lorsque le disque paraît, en 1981, l’informatique personnelle n’en est encore qu’à ses premiers balbutiements : le Commodore PET et l’Apple II ont tous deux été commercialisés à partir de 1977, le premier PC IBM en 1981. Il était encore un peu tôt pour prévoir la place que prendrait dans le futur l’ordinateur dans la vie quotidienne. Il est alors encore réservé aux nerds et aux comptables, mais le groupe en imagine déjà le détournement artistique. L’alliance de l’homme et de la machine se poursuit, et le musicien peut dorénavant tirer le meilleur parti possible de sa calculatrice de poche : en pressant une simple touche, elle joue une petite mélodie.

Suite et fin – Tour de France et Electric Cafe

La légende veut que Ralf Hütter, dans l’idée d’une remise en forme après les tournées harassantes de l’album Computer World, ait demandé à tout le groupe de devenir végétarien et cycliste. Ironie du sort, alors qu’ils enregistrent ce qui deviendra l’album Tour de France, il subit un grave accident de vélo, qui le laissera dans le coma pendant plusieurs jours. Il s’en sortira, mais le groupe commence à se déliter à cette époque. Wolfgang Flür sera le premier à s’en aller, en 1987, et sera remplacé par Fritz Hilpert. Kraftwerk sera mis en sommeil pendant quelques années, pour revenir dans les années 1990 avec un album de remix et de nouvelles tournées. Karl Bartos quitte le groupe et est remplacé par Fernando Abrantes, lui-même remplacé par Henning Schmidt. Les concerts de Kraftwerk commencent à prendre une ampleur imposante, devenant des happenings multimédias à la fois minimalistes et gigantesques.

Florian Schneider quitte le groupe à son tour en 2008, sans donner d’explication. Il travaillait depuis des années sur de nombreux autres projets, principalement dans le domaine scientifique. Sa dernière incursion dans la musique était une collaboration avec Dan Lacksman, de Télex, en 2015, pour un morceau intitulé « Stop Plastic Pollution ». Inspiré par des expériences malheureuses de plongées sous-marines, le morceau était destiné à attirer l’attention sur la pollution des océans.


Texte: Benoit Deuxant