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Focus

La vache, la nation, la race

Norman Ajari, La dignité ou la mort. Éthique et politique de la race
Trois auteurs – un romancier, un historien, un philosophe – dont les textes contribuent à dissiper le vocabulaire neutre qui parle de « crise migratoire » et font ressortir la dimension raciste des actuelles « politiques migratoires ».

Sommaire

La vache

L’écrivain suisse Beat Sterchi publie La Vache en 1983. Le roman est réédité en 2018 aux Éditons ZOE. Le texte n’a pas pris une ride. Le sujet - l’arrivée et les tourments d’un ouvrier agricole espagnol , Ambrosio, dans les vert alpages -, résonne avec la préoccupation politique et électorale majeure des dernières années : la « crise migratoire ».

L’introduction consiste en un rappel lapidaire autant que poignant de ce que signifie, tout à coup, descendant d’un bus et posant le pied sur le sol d’un ailleurs, se sentir « étranger ». « Il fut saisi du désir de courir après le bus qu’on voyait encore, de crier halte ! au chauffeur, de se faire ramener immédiatement, par tunnels et montagnes, vers la lumière de son propre village à La Corogne. » Il est venu pour trouver du travail, gagner de quoi nourrir sa famille en lui envoyant l’argent de son salaire. Il a répondu à une annonce du fermier Knuchel, qui ne trouve personne au village pour l’aider à soigner son troupeau. Le paysan sera relativement bienveillant, il appréciera la sorte de complicité qui s’établit entre les bêtes et son ouvrier, il valorisera les qualités et le courage du travailleur immigré, il le défendra contre les attaques et les tracasseries administratives. Pour le reste,

le roman fait remonter lentement, inexorablement, le racisme ambiant banal, le rejet ordinaire de l’étranger, le refus patelin de la différence. — -


Petit florilège…

D’abord, la relation au sol, d’appartenance au lieu :

  • « Cet Espagnol se pavane déjà dans nos champs comme s’ils étaient à lui, tout comme le taupier.
  • Et en salopettes vertes ajouta un autre Innerwaldien.
  • Et pourquoi ils se mettraient à aérer leur braguette chez nous et à pisser sur notre chemin, hein ? dit un troisième. »

Conversation de bistrot de village où, décidément, « les sonorités étrangères, la pétulance de Luigi, la retenue d’Ambrosio, tout déplaisait aux autres clients», et où il est question d’assimilation :

  • « Mais il travaille comme tout le monde, ici, non, enfin quoi, je veux dire, bon, mais il faut que j’aille, la vache attend.
  • Il peut travailler et traire ici aussi longtemps qu’il voudra, ça reste quand même un étranger, dit le gérant de la coopérative qui distribuait enfin ses cartes à grands coups sur la table, et qu’il ne se plaigne pas, ça ne veut rien dire de tout.
  • Tout juste ! approuva le fromager, et quand on se promène avec des salopettes vertes, on ferait mieux d’apprendre la langue, ce n’est pas trop demander quand même. »

Beat Sterchi, La Vache, Editions ZOE, 2018

Tout au long du récit s’intercalent les tracasseries administratives, le contrôle des papiers, de plus en plus tatillon. Quand Ambrosio, suivant une pente « naturelle » qui conduit les immigrés à se regrouper dans les boulots les moins valorisés, envisage d’aller travailler aux abattoirs, rien n’est simple. Resurgissent alors diverses dispositions qui visent à contrôler le déplacement des travailleurs étrangers. « … il avait seulement appris que ces étrangers ne pouvaient pas changer d’emploi comme ça, et moins encore de profession. On ne pouvait pas faire tout ce qui vous plaisait, non, sinon la police des étrangers s’en mêlait. Ces étrangers étaient contingentés par branche d’activité. Celui qui était attribué à un paysan, il devait rester dans l’agriculture. Il y avait des règlements, expliqua Schindler. » Bravo pour la liberté de mouvements, de déplacements et pour l’égalité des chances ! La confirmation que les étrangers sont tolérés si l’on peut les confiner aux basses œuvres est formulée lestement : « Qu’ils apprennent déjà à couper la patte à une vache, ces Ritals. Qu’ils lavent, brassent le sang et nettoient les boyaux. Le travail spécialisé, on s’en chargera nous-mêmes. Si chacun pouvait venir faire notre boulot pour la moitié du tarif juste parce qu’il a une moustache et une grande gueule ! »

Quand Ambrosio voit surgir Blösch dans la cohue de l’abattoir, il est sous le choc. Elle était la vache reine du troupeau quand il travaillait à la ferme. Superbe, intelligente et dotée d’un caractère pas commun, il s’était pris d’affection pour elle.

Et la voilà, en bout de course, déchue, négligée, violentée, amoindrie, plus rien d’autre que de la viande, et encore, il semble qu’elle soit en tellement mauvais état que ce sera pour les étals de second choix. — -

Sans doute y a-t-il un effet d’identification : elle comme lui sont des rebuts de la société, juste de la chair à consommer, dans la casserole ou au travail. Cette rencontre éprouvante hâtera sa décision de retourner au pays, retrouver les siens.



La Nation

Ce que raconte le roman réaliste de Beat Sterchi, on le trouve étudié, au niveau de l’actualité et de l’archéologie, par l’historien Gérard Noiriel. Il a consacré de nombreuses années d’études, d’enquêtes et de publications à expliquer l’immigration en France. Dans son dernier ouvrage paru « Une histoire populaire de la France. De la guerre de Cent Ans à nos jours », il y revient plusieurs fois, inévitablement. La première impression que l’on en retire — ou qui revient à nous, tant il arrive qu’on l’oublie, bombardés par la manière dont on traite la « crise migratoire » actuelle dans les discours dominants —, est que l’histoire de l’immigration dans les pays riches du Nord de l’Europe fluctue en fonction de la santé économique de la société et des niveaux de natalités impactés par les guerres, les épidémies. Il y a donc, dans ce bouquin passionnant, beaucoup d’informations à aller chercher. Je vais m’attacher à un élément, la cristallisation identitaire autour de l’appartenance à une nation telle que cela a pris forme, apparemment, fin du XIXème siècle et autour de l’élaboration de la « première véritable loi sur la nationalité française » en 1889 où se trouve inscrits « en filigrane dans la construction juridique », « toute l’histoire ultérieure des rapports que le pouvoir républicain a entretenu avec les immigrés et les colonisés. » D’autre part, Gérard Noiriel indique que ce moment historique se produit plus ou moins simultanément dans d’autres grands pays (entre 1880 et la Première Guerre mondiale).

Gérard Noiriel, Une histoire populaire de la France, Agone, 2019


La définition du principe de nationalité

C’est difficile à se représenter mais il semble que, durant longtemps, l’ensemble des habitants d’un même territoire – disons la France – n’était pas forcément considéré comme appartenant à une même entité. L’identité nationale se concentrait autour des classes possédantes et instruites. Il y avait beaucoup de mouvements migratoires à l’intérieur des frontières. Les paysans, les ouvriers se déplaçaient, pour raisons économiques. Cumuler plusieurs métiers et en des zones géographiques différentes, selon la période de l’année, était courant. Ces individus mobiles n’étaient pas loin d’être tous considérés comme des étrangers. Des lois et des règlements avaient pour fonction d’essayer de contrôler ces mouvements de personnes et cela relevait plus de la prévention contre le vagabondage. Il y a donc un lent et long processus historique qui conduit à « l’intégration des classes populaires au sein de l’État-nation ». A partir de là, le travail qui distingue entre « nous » et « eux » prend de nouvelles proportions. Ce que cela représente comme exigence de protection à apporter aux « nationaux », dans un contexte de dénatalité qui, par ailleurs, imposait de recourir à l’immigration, contraignit « les élites républicaines à s’interroger sur les caractéristiques communes à tous ceux qui faisaient partie du peuple français. » (p.406) Cela fit l’objet, on imagine, de pas mal de débats, articles, échanges, cogitations, plaidoiries… Dans ce contexte, une définition formulée par Ernest Renan « dans sa fameuse conférence de 1882 "Qu’est-ce qu’une nation ?", fut sans cesse reprise par les dirigeants de la République jusqu’à aujourd’hui .» Par cette définition, qui s’écartait des concepts de race, de langue et de religion qui avaient souvent été invoqués dans toute l’Europe pour tenter de cerner le principe de la nationalité, « Renan affirma que c’était « la possession en commun d’un riche legs de souvenirs » et « la volonté de continuer à faire valoir cet héritage qu’on a reçu indivis » qui caractérisaient le mieux une nation comme la France. » (p.407) Cela n’exclut en rien que ce « riche legs de souvenirs » puisse contenir des modèles liée à la race, à des exclusives langagières ou à des repères religieux bien ancrés. En outre,

la règle qui revient à « continuer à faire valoir cet héritage qu’on a reçu indivis » balise un code de conduite conservateur et peu enclin à accepter tout ce qui viendrait altérer ce qui doit rester « indivis ». — -


Le principe culturel de l’assimilation

En quoi cela marqua-t-il un tournant dans la longue histoire juridique qui entend définir et contrôler l’étranger ? Selon Gérard Noiriel – et je ne peux reprendre ici tous les développements, sinon je recopierais son livre –, c’est à partir de cette définition dominante que la question de la « loyauté à l’égard de la Nation » change de forme et que « l’assimilation nationale » prend une importance capitale, s’inscrit au fondement de toute politique qui traitera d’immigration, du statut des travailleurs étrangers, des retombées de l’époque coloniale. « Alors que sous la Révolution française l’identité entre les gouvernants et les gouvernés, ou entre les représentants et les représentés, reposait uniquement sur un principe politique (la loyauté envers la patrie), désormais elle dépendait uniquement aussi d’un principe culturel (l’assimilation à la culture nationale). » (p.407) C’est cette conception des choses qui continue à inspirer une grande partie des sorties politiques à l’égard des migrants, surtout des « illégaux » susceptibles de nous envahir : « le simple fait de ne pas être né français constituait un motif de suspicion pour les autorités et celle-ci ne pouvait disparaître que si les individus prouvaient leur « assimilation ». » (p.408). Les concepteurs de la loi de 1889 creusaient ce sillon qui ne cesse d’être abreuvé : « la France devait éviter d’ouvrir trop largement les portes aux étrangers, dont la race, trop différente de la nôtre, pourrait devenir un obstacle à toute assimilation ». » Cette posture est donc bien une construction culturelle dont les historiens peuvent reconstituer l’élaboration.

La logique de l’assimilation est considérée par de nombreux penseur·euses, chercheur·euses et activistes citoyen·ne·s comme une logique basée sur le refus de l’autre, l’exclusion de sa différence, l’instauration d’une hiérarchie des cultures (à l’origine de la « mission civilisatrice » coloniale). — -


Ta race

Norman Ajari, La dignité ou la mort. Éthique et politique de la race

Beat Sterchi est Suisse (blanc) et Gérard Noiriel Français (blanc). Aussi bienveillants soient-ils et soucieux de comprendre et faire comprendre de la manière la plus respectueuse, ils sont d’un certain côté des choses et d’une certaine manière (critique) de raconter et faire l’histoire. Ils recourent à des appareils littéraires, sociologiques, philosophiques élaborés en Europe, en Occident et, même s’ils sont capables de les passer au crible, ils pensent avec ces appareils, avec la conscience d’appartenir à une certaine humanité.

Norman Ajari, docteur en philosophie et membre du bureau exécutif de la Fondation Frantz-Fanon, nous apporte une idée assez puissante de ce que peut être une approche des mêmes problématiques, élaborée du côté de l’héritage Noir de l’histoire (où les différences, les nuances, les avis contraires existent aussi).

Pour lui, l’histoire à laquelle il appartient, celle des peuples africains, le contraint à penser à partir ou prenant en compte — penser avec — une inhumanité et une indignité de l’être noir qui résultent d’une histoire de plusieurs millénaires dominée par l’esclavage et le colonialisme. — -

Forcément, avec ce background différent, avec ce passé qui a fait du Noir une marchandise pour le capitalisme, ce qui se passe actuellement au niveau des migrations résonne différemment. Le refus de dignité systématiquement imposé aux migrant·e·s , essentiellement en provenance du Sud, de l’Afrique, sous la rhétorique neutre de la bureaucratie européenne, ne peut que renvoyer à une vision de continuation des idéologies qui ont, par le passé, servi à légitimer l’entreprise coloniale. Ça vaut la peine de se laisser secouer par la charge d’Ajari : « (…) Dès lors qu’elle n’est pas explicitement rapportée à l’expérience existentielle de l’attachement et de l’exode, ou à ses conséquences à travers les générations, la « question migratoire » ou la figure de « l’immigré » sont, en Europe et plus particulièrement en France, des euphémismes sociologisants pour désigner une question raciale que l’on n’a pas le courage d’aborder de front, et la persistance d’un impérialisme que l’on préfère taire. Celles et ceux qui meurent aux frontières de l’Europe sont les anciens esclaves, les anciens colonisés, les anciens travailleurs forcés. L’ordre géopolitique dont ces faits sont les symptômes pourrait se préciser à l’aune d’un concept central de la théorie critique latino-américaine contemporaine : celui de colonialité du pouvoir. Il vise à penser les continuités structurales d’un rapport de force Nord/Sud de type colonial par-delà les indépendances. » (p.234) L’abus des qualificatifs « illégal·e », « illégaux », « clandestin·e·s », pour désigner les citoyen·ne·s du monde qui cherchent refuge vers des pays plus sécurisés, plus démocratiques, fonctionne comme un écran de fumée, une criminalisation qui dispense de prendre en considération l’expérience réelle de ces gens en détresse, de ce qui se passe vraiment dans leur vie. Une technique bien connue pour effectuer la privation de dignité. La radicalité de Norman Ajari – radicalité charpentée, dotée d’un argumentaire touffu, costaud – est à prendre comme une chance de décentrement pour soudain apercevoir la réalité pour ce qu’elle est, et une invitation à ne pas rester confits dans son héritage européen centriste et « indivis ». La route vers l’autre s’annonce plutôt longue.


Pierre Hemptinne

Beat Sterchi, La Vache, Editions ZOE, 2018

Gérard Noiriel, Une histoire populaire de la France, Agone, 2019

Norman Ajari, La dignité ou la mort. Éthique et politique de la race, La Découverte, 2019

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