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Focus

Sorcières, êtes-vous (encore) là !?

Bibliothèque - Maison Lossau
A la Maison Losseau (Mons), un parcours dans l’univers de la sorcière à travers une sélection d’œuvres d’art nous plonge « avant le coucher du soleil », moment de bascule, porte d’entrée de toutes les magies.

Sommaire

« Penser, c'est toujours suivre une ligne de sorcière. » — Gilles Deleuze

Lisières entre nature et culture

A droite en entrant, dans le coin, en guise de préambule, une lisière de forêt, alternance de troncs et de ténèbres, racines et écorces hantées. Au-delà de ce rideau grouillent d’autres êtres, règnent d’autres lois. Inquiétant mais aussi salutaire : d’autres mondes sont donc possibles. Au sol, et comme projeté depuis ce dessin de Roger Dudant, deux puissantes pièces d’érable brut, projectiles, glands énormes, fruits insolites. Le bois est travaillé, mais pas trop, plutôt simplement « interprété », l’intervention humaine avec ses outils est resté à l’écoute des vibrations, a révélé des formes portées au chœur des troncs. Ce sont des objets entre nature et culture, sculptures transitionnelles, les caresser, s’y assoir, ne peut manquer de faire ressentir, tout proche, la perméabilité entre humains et non-humains. Deux pièces pour des protocoles à inventer au service des échanges interspécistes. Voici ce qui nous met sur la piste des sorcières dans cette exposition « Avant le coucher du soleil », cet instant « entre deux » où le crépuscule fait douter de la rationalité et libère les sensibilités.

Sorcières - Roger Dudant

De quoi sorcière est-il le nom ?

Il ne s’agit pas de rassembler des œuvres illustrant le folklore des sorcières. L’exposition, de façon métaphorique et intuitive, tend à faire prendre conscience de ce dont « sorcière » est le nom. A savoir ce qui a toujours constitué d’autres manières d’être à l’écoute de la nature, de dialoguer avec « nos » natures intérieures, entraînant d’autres manières de soigner et de forger des connaissances sur le vivant, incluant tout ce qui, au sens large et de façon méprisante, était désigné comme « remèdes de bonnes femmes ». La figure de la sorcière a été remise à l’honneur par les militantes éco-féministes. Ce courant considère que la vision dominante, industrielle et capitaliste, s’est basée sur une exploitation systématique des ressources naturelles. Il fallait soumettre la nature – définie comme inépuisable, inerte, insensible - aux visées de l’homme selon une mentalité conquérante, virile. L’exploitation de la nature et l’assujettissement des femmes dans l’organisation sociale ont toujours été de pair. La femme, jugée comme moins dotée intellectuellement et plus sensitive, étant elle-même une partie de cette nature à dominer. Il s’agit donc de saisir, au sein d’une production artistique localisée et d’esthétiques plurielles, les signes qui affleurent et attestent que la « dynamique sorcière » est toujours bien vivace, polymorphe, forte et insaisissable, cachée et aux yeux de tous, entretenant sensibilités critiques, alternatives et déviantes. Ressources indispensables à mobiliser face à la crise climatique.

« L’articulation de la destruction de la nature et de l’oppression des femmes ressemble à un ruban de Möbius : les femmes sont inférieures parce qu’elles font partie de la nature, et on peut maltraiter la nature parce qu’elle est féminine. » — Émilie Hache dans ReporTerre, le quotidien de l’écologie

Il s’agit donc de saisir, au sein d’une production artistique localisée et d’esthétiques plurielles, les signes qui affleurent et attestent que la « dynamique sorcière » est toujours bien vivace, polymorphe, forte et insaisissable, cachée et aux yeux de tous, entretenant sensibilités critiques, alternatives et déviantes. Ressources indispensables à mobiliser face à la crise climatique.


Autrefois, j’habitais une grotte

De cette vie parallèle, nourrie d’autres références et où germent des interprétations libres du vivant, Marilyne Coppée ramène un récit d’images et de mots, « Autrefois, j’habitais une grotte ». La grotte comme refuge, lieu où se cacher, espace enfoui de gestation, expérience de décentrement. La narration de l’artiste n’a rien de « définitif », pas de révélation ni de « bonne parole » autoritaire. Juste des aperçus, des échappées vers des possibles, des lignes de fuite. Tiens, les relations entre le tout et les parties bougent. Rien de fixe. Les particules s’articulent sans respecter aucune essence immuable. Les entités uniques s’accommodent très bien d’être morcelées. Les visages voyagent de silhouettes humaines en silhouettes animales, végétales. Les épidermes entretissent intérieur et extérieur de l’organisme. Il y a du jeu. L’imaginaire ne sert pas uniquement à faire fonctionner les industries culturelles mais peut être une réelle force de métamorphose.

Sorcières Autrefois, j'habitais une grotte

Ce que Virginie de Limbourg expose autrement, papiers-tissus, accrochés au mur, pendus dans l’ascenseur ou les toilettes, autant de peaux écaillées, abandonnées après mues intégrales. Vestiges fantomatiques. Ils attestent que, parmi nous, malgré l’assignation aux « profils » numériques et algorithmiques, bien des êtres continuent à s’échapper, recourent à des techniques pour changer de personnalité, échapper aux radars, activant la « sorcière » en eux.


Barbara dans les bois

Dans le hall et le salon d’Hermine de la Maison Losseau, Barbara Massart et Nicolas Clément ont semé les attributs de rituels qui s’effectuent dans les bois (on y retourne). Un bâton-antenne garni de laines-lichens multicolores, appuyé contre les motifs floraux du mur, presque des retrouvailles. Près de la fenêtre, des bottes bricolées évoquant fous du roi, fonction du joker, mode de déplacement magique (bottes de cent lieues). A contre-jour, une ombre difforme, humaine-animale-végétale-minérale, préfigure une rencontre du troisième type. Retrouvailles avec un-e revenant-e-. Tandis qu’une vidéo, dans la cheminée, déroule un récit initiatique où l’on retrouve en action ces différents ustensiles. Les rites ne sont compréhensibles que pour celle qui officie. A chacun-e l’invention de ses propres pratiques pour entrer en contact avec les parts cachées de soi, des autres, des régions inconnues.


Martyres et langue de porc

C’est dans le bureau et sa bibliothèque impressionnante, symbole du savoir livresque universel, que l’on entend l’installation de Priscilla Beccari, Martyrologue. Un murmure, comme s’échappant des volumes reliés, et qui énumère le nom et le supplice infligé à d’innombrables sorcières. On estime que 100.000 femmes furent tuées à ce titre. La même artiste présente dans le Grand Salon la vidéo d’une performance réalisée là, sur place. Une femme y tourne en derviche, obstinément. L’image est ambigüe, on peut y voir la représentation d’une aliénation ménagère, le pivotement sur soi-même comme souffrance et enfermement, mais aussi la mise sur orbite d’une transe qui projette la femme dans une autre dimension, la met en contact avec d’autres monde sensibles. Et tandis qu’elle tourne, on peut l’imaginer ressassant comme autant de mantras, le genre de dessins et collages alignés sur les tréteaux de la salle à manger.

Sorcières Priscilla Beccari

Des croquis célébrant la « plasticité » féminine au fil des répressions vécues, détournant les pressions, inversant les stéréotypes, dissimulant avec malice sa créativité morphologique au gré des contraintes, révélant les arrangements malicieux avec les natures cachées. Et si les sorcières ont été accusées de manipuler des substances innommables, le seul élément de ce genre, exposé dans l’office, sous verre, est une langue de porc, un bronze d’Olivier Leloup, cela en dit long sur le réel combat mené quant à la maîtrise de la langue, de ce qui nomme et ordonne les choses (et, au passage, clin d’œil à #balancetonporc?).


Maisons de sorcières et exorcisme

Les maisons poétiques de Jean-Marie Mahieu rappellent qu’une attention « sorcière » à tout ce qui nous environne, à ce qui nous lie au passé, à l’immatériel, aux forces du paysage, nous conduiraient à « habiter » autrement, à concevoir des maisons plus poreuses, des habitats-intersections entre nous et l’univers, des maisons-coquilles qui nous ressemblent, plus accueillantes aux singularités, plus individuantes. Un urbanisme attentif aux différences plutôt qu’aux normes uniformisées (autant d’unités de contrôle). Le principe de la maison permet à Mahieu de rendre visible la manière de tisser des ancrages plus respectueux de l’hétérogène vivant. Des maisons-sorcelleries.

Sorcières Jean-Marie Mahieu, maison et sorcellerie

Proche, dans le petit salon, Maëlle Dufour, à l’opposé, insiste sur la manière dont la culture masculine, au service de l’économie extractiviste, a détruit le paysage, en a fait un gouffre sans fonds engouffrant d’innombrables vies humaines et non-humaines. Ce sont 16 plaques de plomb évoquant remarquablement, images et textes, le site industriel d’un charbonnage. Ce qui s’y endure quand il devient, intégralement, paysage mental, réalité dont on ne sort plus. Plans rapprochés, vues éloignées. Structures déshumanisantes. Cratères et crevasses sans vie. Mais le tout vu et représenté depuis le regard féminin, « enceinte d’un terril », montrant la part de la femme, tue et invisibilisée, sans laquelle le travail des mineurs n’aurait pas été possible, portant le poids d’un environnement noir de chez noir, d’une laideur stigmatisante. 16 plaques brillantes et sombres comme un exorcisme.


Art Nouveau, socialisme, sorcellerie

Il n’est pas anodin que ce « parcours dans l’univers de la sorcière » prenne place au cœur de la Maison Losseau, joyau d’Art Nouveau. Il y a connivence naturelle. Les précurseurs de l’Art Nouveau développaient une philosophie socialiste, préoccupée d’écologie, de respect de l’environnement, prônaient des relations respectueuses avec la nature, défendaient une économie à dimension humaine, luttaient contre les régimes dégradants du profit avant tout et rêvaient que tous et toutes puissent vivre dans des espaces de qualité, simplement beaux. La spécificité de la critique de William Morris à l’égard de la modernité « tient à ce qu’elle se déploie dans l’horizon d’une démocratisation de l’accès à la beauté, d’une diffusion des belles choses dans la vie quotidienne du peuple. Ainsi sommes-nous aux antipodes d’une critique aristocratique et élitiste qui associerait la dénonciation de la laideur du monde à un processus regrettable d’égalisation et de « médiocrisation ». La critique socialiste du monde moderne ici déployée est en ce sens extrêmement éloignée de l’aristocratisme d’un Nietzsche et même de Tocqueville. Au reste, Morris donne à penser que l’homogénéisation des choses sous la logique industrielle de la production en série et de l’ersatz vient de la vulgarité et de la médiocrité des élites, non du peuple. Pour lui, l’idéal d’une société socialiste dans laquelle la beauté serait produite par et pour le peuple en vue de l’embellissement de sa vie quotidienne se trouve définitivement ruiné par une société capitaliste qui produit à la fois l’exploitation et la laideur des ersatz. » (Serge Audier, « La société écologique et ses ennemis. Pour une histoire alternative de l’émancipation », La Découverte 2017) Contre la destruction capitaliste généralisée – de la biosphère aux vies intérieures -, réhabilitons et développons les savoirs de sorcières.


Pierre Hemptinne


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