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Focus

Paula Rego vs. Honoré de Balzac

Painting Him Out (détail) - (c) Paula Rego Musée de l’Orangerie
Dans l’esprit de ses contes cruels, Paula Rego revisite "Le Chef-d’œuvre inconnu" de Balzac et s’en prend à une histoire de l’art dominée par la vision de l’homme sur la femme.

On a dit assez combien l’art de Paula Rego plonge dans l’univers des contes pour enfants. Une plongée aux sources de l’imaginaire où se fabriquent et se transmettent les stéréotypes du bien et du mal, du masculin et du féminin, de l’humain et de l’animal, là où se façonnent les référentiels affectifs. Elle y instille des contre-récits, des interprétations subtilement déviantes et délirantes, elle détourne et corrompt le merveilleux au profit d’une esthétique inquiétante, séduisante par les coloris et lumières, repoussante par les formes, les sous-entendus, les énergies sous-jacentes et déviantes. La normalité que les contes ont permis d’imposer et que l’industrie à la Walt Disney a exploité de manière surdimensionnée n’est pas une essence ni une vérité intangible, elle se déconstruit et peux se remplacer par d’autres images, d’autres narrations, d’autres modèles. Il y a du vide effarant dans ces contes, un vide qui luit souvent dans les yeux des personnages de Paula Rego, en train de se dépêtrer avec l’héritage de cet imaginaire dit universel. Le féminisme est une clé de lecture qui prend de plus de place dans les créations de la peintre. Ainsi, quand elle prend au pied de la lettre toute la tradition qui relie la nature de la femme à l’animalité de ses instincts, au contraire de l’homme capable de dompter ses passions pour gagner en intelligence, elle nous balance une femme-chienne, littéralement, sans laisse et crocs devant.

C’est à cette fibre féministe que l’on doit les deux toiles inspirées par Le Chef-d’œuvre inconnu de Balzac. Rappelons l’histoire : un vieux peintre génial, Frenhofer, fascine deux peintres plus jeunes, Porbus, déjà bien installé dans la carrière et Nicolas Poussin qui doit encore se faire un nom. Trois générations d’artistes que ligue le culte du Beau. Frenhofer a le discours le plus abouti pour définir ce qu’est le propre de l’art et, lors d’une séance de retouches sur une toile de Porbus, il subjugue ses jeunes admirateurs, joignant le geste au verbe précis. Il travaille depuis des années à une toile mystérieuse qui doit personnaliser la beauté en peinture, surpasser tout ce qui s’est fait jusqu’ici, saisir comme jamais le vif au bout du pinceau. On sait ce qu’il en advient : à force de tendre à la perfection, la toile géniale ne ressemble plus à rien, superposition de pâtés de couleurs informes, hormis un pied nu épatant, animé, surgi du chaos.

Les échanges sur le faire et le beau se conduisent strictement entre les trois hommes. Or, d’une certaine manière, à bien lire, ils ne parlent pas tant de peinture que de femmes. Représenter le beau signifie peindre une belle femme. Il convient de restituer parfaitement ce qu’il y a d’irreprésentable dans la beauté nue de la femme. Non pas de telle ou telle femme, mais de la femme. Le vieux peintre, qui parle d’ailleurs de son chef d’œuvre ultime comme s’il s’agissait d’une maîtresse exclusive dont il est jaloux à mort -,  envisage de voyager pour aller vérifier si ce qu’il a peint ne sera pas démenti par les plus belles femmes-modèles d’Asie… La femme n’est que modèle, instrument. Le discours sur la beauté et sur l’art apparaît pour ce qu’il a été pendant des siècles : sous des prétextes d’idéaliser la beauté féminine, une réification structurée et puissante, une manière de disposer spirituellement du corps de la femme, de contribuer à son statut d’objet. Les nus féminins qui remplissent les musées sont, à ce titre, un élément qui participe au système masculin de contrôle du corps de la femme.


La seule femme qui intervient dans la nouvelle de Balzac est Gillette, la maîtresse de Poussin. Elle a servi de modèle à ce dernier et en est déjà éprouvée : elle a perçu que le regard de l’amant-peintre sur son corps nu était un regard qui ne la regardait pas pour ce quelle était, voyait autre chose à travers elle et l’instrumentalisait au nom de la gloire artistique qu’il convoite.
Dans ces moments-là, tes yeux ne me disent plus rien. Tu ne penses plus à moi, et cependant tu me regardes. — Gillette, dans "Le Chef-d'oeuvre inconnu" de Balzac

Quand il s’agit de livrer son amante-modèle aux yeux du vieux peintre, afin qu’il puisse effectuer une ultime confrontation entre la femme idéale qu’il a peinte et le corps d’une « incomparable beauté sans imperfection aucune », il y a bien conflit entre l’amour et l’intérêt artistique. Gillette rechigne. Poussin oscille entre sa raison de peintre et sa jalousie d’amant. Mais, au final, les états d’âmes de la femme et les remords amoureux auront peu de poids : les trois hommes s’entendront rapidement, tacitement, pour considérer qu’il n’y a pas d’échappatoire, elle doit y passer. « Les fruits de l’amour passent vite, ceux de l’art sont immortels. » Et elle est donc prêtée de peintre à peintre, d’homme à homme  : « Une pudique rougeur colorait son visage, elle baissait les yeux, ses mains étaient pendantes à ses côtés, ses forces semblaient l’abandonner, et des larmes protestaient contre la violence faite à sa pudeur. »

Dans le premier dessin de Paula Rego, The Balzac Story, les femmes reprennent en mains leur droit à l’image. Sous-entendu : des siècles à être dessinées et peintes par des hommes nous ont comme privées de visage, nous reprenons possession de ce que nous sommes. On voit plusieurs générations de femmes – une académie informelle et d’humeurs multiples - sont occupées à réaliser leur autoportrait, à redécouvrir leurs traits, leurs physionomies, avec des yeux et des mains de femme. En arrière-plan, l’infini océan traversé d’un voilier transi (est-ce une allusion aux épouses de marins consignées aux rivage et décidant de transformer ce temps d’attente en temps de créativité de soi ?).

L’autre dessin, Painting Him Out, est plus agité et complexe, traversé par d’étranges luttes entre plusieurs principes de création. C’est le théâtre de la maîtrise de ce que signifie créer qui, dans la nouvelle de Balzac reflétant l’histoire de l’art dominant, est l’apanage des hommes. Au fond à gauche, un Phénix caricatural prépare sa renaissance dans les flammes d’un ciel incendié, symbole d’une système qui se perpétue à l’identique. À droite, une femme accouche seule, ça se passe vraiment, là. Une dame observe ce qui se passe à l’avant-plan, en manteau et chapeau, reflétée dans un miroir. Une autre, se scrute, se découvre dans un autre miroir et se dessine. Tout devant, une femme-peintre énergique, enfonce-enferme un homme dans une toile et le recouvre d’un tissu vert, comme le personnage de Balzac, Frenhofer, voilant son œuvre innommable. Le geste n’est pas évident. S’agit-il d’engloutir l’homme dans la toile qu’il a pensé en absolu esthétique pour capturer la femme, et en finir ainsi avec toute iconographie machiste ? S’agit-il d’y perdre l’histoire de l’art machiste pour enfin retrouver une toile vierge, une peinture à inventer, représenter le monde avec des yeux de femmes ?

Car elle tient bien son pinceau à la main et a l’intention de se mettre au travail une fois que l’homme aura été dissout dans chef d’œuvre inconnu. Les deux dessins sont toniques et secouent salutairement les visions uni-genrées de l’art.


Pierre Hemptinne



Les contres cruels de Paula Rego

Jusqu'au 14 janvier 2019

Musée de l’Orangerie
Jardin des Tuileries (côté Seine)
75001 Paris

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