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Focus

Dreamworld ou la vie fabuleuse de Daniel Treacy – Benjamin Berton (Le Boulon / Éditions du Layeur)

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Comment raconter la vie d’un musicien de légende, Dean Treacy, et celle de son groupe culte, les Television Personalities ? Comment montrer une grandeur abimée par des années de malchance, d’erreurs, d’addiction et d’abandon ? Comment restituer la richesse des morceaux, remplis de références, de citations, véritables jeux de piste d’une culture pop étendue, en contraste flagrant avec la réalité glauque d’une biographie en chute libre ? Benjamin Berton s’est lancé dans cet exercice difficile.

Le choix de ce sujet, un groupe méconnu du grand public, a fortiori du public jeune, mais adoré par des fans très fidèles, rend difficile l’équilibre à trouver entre chercher à convaincre, à faire découvrir et apporter de la matière à des connaisseurs. Dans ce cas précis, l’auteur ne s’y trompe pas, il ne cherche pas à enrôler de nouveaux membres dans la famille des fans, mais à raconter le plus honnêtement possible une histoire déprimante mais tristement banale dans le milieu de la musique.

Daniel Treacy dit Dean Treacy a 18 ans en 1977, il voit autour de lui une génération de jeunes gens de bonne famille s’offrir des costumes de punk pour sortir le weekend. En quelques mois c’est déjà la fin du mouvement et les rebelles du début ont laissé la place à des suiveurs qui s’achètent sur King’s Road la panoplie toute faite. Pour Treacy, ce ne sont que des punks à temps partiel, et ils deviendront le sujet d’un de ses premiers morceaux : « Part Time Punks ». Benjamin Berton raconte la création de ce premier single du groupe en posant les bases d’une technique qu’il utilisera de manière récurrente dans le livre : décortiquer le texte des chansons en les animant, en les mettant en scène. Inverser le processus créatif qui les a fait naître et retrouver le vivant qui a produit les mots.

Dean Treacy a une réputation d’artiste timide, peu bavard, on trouve peu d’interviews de lui, mais il a rempli à ras bord ses textes d’indices, de clés de lecture, souvent cruellement autobiographiques. Au détour d’allusions fantaisistes à des personnalités célèbres, auteurs, acteurs, peintres ou musiciens, c’est avant tout sa vie qu’il expose. Sa production suit les méandres de son existence, les alternances de lumière et d’ombre. On y trouve les rares moments enjoués de sa jeunesse, les épisodes dépressifs, les amours, les ruptures. Il y raconte la vie de personnages réels et inventés, mais surtout il y confesse ses doutes, ses faiblesses, ses erreurs.

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Le livre reproduit ce va-et-vient entre réalité et phantasme, entre moments de joie et périodes de déprime mélancolique. Il fait se succéder les styles et les approches : fiction, autofiction, collages d’interviews réelles et de reportages factices, archives fragmentaires que viennent combler des scènes imaginaires. Benjamin Berton fait intervenir des personnages célèbres ou moins célèbres, vivants, morts, fictifs et les anime, comme Dean Treacy l’avait fait lui-même dans ses chansons, à la manière d’un enfant seul qui s’invente des compagnons de jeu. La première liste de noms est une suite un peu fastidieuse d’histoires parallèles, presque parasites, de personnalités connues qui croisent la vie du chanteur. Mais ce qui commence comme un name-dropping un peu gratuit devient un miroir qui colle à la vie de Tracey.

On part des rencontres manquées de sa jeunesse, passages en coup de vent de célébrités qu’il croise sans qu’elles s’en aperçoivent. Passent par là Robert Plant et Jimmy Page, Bob Marley, Jordan (qui tient la boutique Sex de Vivienne Westwood et Malcolm McLaren), Paul McCartney et bien d’autres. Cette première liste, un peu tape-à-l’œil, pose l’ambiance, l’époque, mais ce ne sont que des éclairs de projecteurs dont on ne tire que de l’anecdotique. Il place le décor, une Angleterre assombrie par la guerre froide, Thatcher et la crise. On y découvre Dean Tracy qui vit chez sa mère, blanchisseuse, et cherche du travail.

D’autres listes de noms plus importants suivront : la liste des musiciens qui passeront par le groupe dont il est le seul membre permanent, la liste des femmes de sa vie, une succession d’ex-petites amies dont il fera plus tard une chanson doucement amère (« Ex-Girlfriend Club » en 2006), les artistes qu’il croisera pour le meilleur et pour le pire, Nico, David Gilmour, Kurt Cobain, Evan Dando, Pete Doherty, etc. Une autre liste d’un grand intérêt est celle de ses héros et héroïnes de fiction, dont le flamboyant Geoffrey Ingram. Emprunté au film A Taste of Honey de Tony Richardson, lui-même tiré d’une pièce de l’écrivaine Shelagh Delaney, Geoffrey Ingram est un personnage étonnant, homosexuel à peine caché – fait rare pour l’époque (le film est sorti en 1961) –, représentant ambigu d’une vision des années 1960 qui fascinent Dean Tracey. Le film est un mélange d’insouciance et de rage et représente un exemple parfait de ce qu’on appelle en Angleterre le « kitchen sink drama ». Il mélange un réalisme parfois dur, souvent aux limites du sordide et montre la jeunesse issue de la classe ouvrière britannique aux prises avec la cruauté du monde moderne. Le chanteur s’approprie Geoffrey Ingram et en fait un compagnon de dérive, qui s’habille chic dans les boutiques de seconde main, se nourrit en volant dans les supermarchés mais l’impressionne quand il obtient pour eux deux des places pour un concert sold-out des Jams. Benjamin Berton le coopte à son tour pour lui servir de guide (et narrateur souvent douteux) dans les passages les plus obscurs de la vie de Dean Tracey.

L’histoire qu’il raconte est chronologique et conduit irrémédiablement à la chute. Elle débute avec les seuls moments de gloire des Television Personalities, des débuts plus que prometteurs avec un premier single en 1977, 14th Floor / Oxford St., W1, dont John Peel dira le plus grand bien. Le nom du groupe est alors Teen 78 mais les morceaux sont signés Nicholas Parsons, Bruce Forsyth, Hughie Green et Russell Harty. Les pseudonymes choisis par Dean Tracey, Ed Ball et les frères Bennett, John et Gerald, sont des présentateurs de télévision populaires en Angleterre mais déjà un peu dépassés à l’époque. La légende veut que John Peel ait annoncé le morceau en le présentant donc comme produit par des personnalités de la télé, des Television Personalities, et que le groupe ait immédiatement adopté le nom.

Ce premier succès d’estime les encourage à lancer la suite : un mini-album de quatre titres intitulé Where’s Bill Grundy Now? en référence au célèbre animateur de télé connu pour son altercation à l’écran avec les Sex Pistols. C’est sur ce disque que figure pour la première fois le morceau « Part Time Punk » qui reste le morceau le plus célèbre et le plus diffusé du groupe. Les deux disques sont autoproduits, assortis d’une pochette bricolée à la maison, autofinancés par Tracey et sont des précurseurs de la tradition de DIY de ce qu’on appellera plus tard la musique indépendante. Par bonheur ils se vendent bien et assurent au Television Personalities une invitation à signer sur le label Rough Trade, qui sortira leur premier album ...And Don’t the Kids Just Love It en 1981.

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Le disque présente leur musique dans toute sa diversité : un mélange d’influences de la musique pop des sixties, de rock psychédélique et de punk. Tracey aime à citer fièrement ses héros : The Creation, The Strawberry Alarm Clock, le Pink Floyd de Syd Barrett, le Velvet Underground. Il en parlera souvent, reprendra leurs chansons sur disque et surtout en concert dans des medleys virtuoses où il s’ingénie à coller des fragments de dizaines de morceaux en une seule longue séquence. Il leur rendra hommage dans sa musique comme dans ses textes. Il leur sera fidèle, de « I Know Where Syd Barrett Lives » en 1981 à « Velvet Underground » en 2005.

C’est déjà le sommet de la carrière du groupe, et comme le raconte Benjamin Berton, Dean Tracey s’en aperçoit très vite. Ce bref moment de gloire est le seul qui lui sera permis. Malgré une productivité impressionnante, à la qualité souvent plus qu’irréprochable, le groupe n’aura plus jamais qu’un succès critique. S’il aura un public de fans, notamment en Allemagne, le public anglais lui, ne lui accordera qu’une attention distraite. Un noyau dur les suivra jusqu’au bout mais jamais ils ne retrouveront l’élan de ces premiers succès. Le livre montre un Dean Tracey résigné à cet état de fait, pas démonté pour autant et disposé à poursuivre une carrière souterraine, plus underground que la moyenne. Il en veut pour preuve l’humour avec lequel le groupe nomme son troisième album They Could Have Been Bigger Than the Beatles et les innombrables références amusées à sa malchance dans ses textes.

Le groupe poursuit son chemin avec cet état d’esprit, sans doute plus serein que s’il devait conforter un public plus large, ou maintenir un quelconque niveau dans les charts. Il va publier huit albums en quinze ans, plus une série de singles et de compilations, jusqu’en 1996. Ce n’est pas si mal, loin de là. Le style va évoluer en fonction des musiciens qui se succèdent dans le groupe, mais rester fidèle à ses premières amours, à ses influences de départ. Seul le nom que lui donnera la presse change, « néo-psychédélique », « nouveaux mods », « lo-fi ». Les Television Personalities se feront une force de leurs défauts, et compenseront leurs limitations par la brillance des musiciens (qui prétendent pourtant n’avoir répété que deux fois dans toute la carrière du groupe) et les textes de Tracey. Leur production sera décrite comme lo-fi et audacieusement indépendante plutôt que comme bricolée et foireuse, et même l’accent londonien à couper au couteau du chanteur fera son charme. Certains albums seront plus sombres que d’autres, en fonction de la santé mentale de Tracey et de son humeur. Car malgré cette façade de persévérance et d’endurance, l’existence du groupe est minée par la fragilité de son leader, et sa plongée toujours plus profonde dans la drogue.

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La situation va empirer au fil du temps. Dean Tracey est, par périodes, complètement ingérable. Il monte sur scène dans des états seconds, doit être remplacé au chant par ses musiciens, ou manque complètement des concerts. Il alterne ces moments avec des cycles de plusieurs années où il fonctionne admirablement. Il gère des soirées de concert régulières à Londres, les Room at the Top, où il se produit et donne sa chance à de jeunes groupes, monte un label, Whaam!, rebaptisé Dreamworld après une tractation avec le groupe de George Michael, où il fait démarrer des groupes comme One Thousand Violins ou The Mighty Lemon Drops. Ces périodes correspondent à des relations stables, avec Emilee Brown, puis avec Alison Withers, mais se terminent toujours de la même manière par une chute dans l’addiction, alcool, héroïne, crack, etc., et les énormes soucis financiers qui l’accompagnent.

J’arrête régulièrement la drogue. Mais je suis toujours obligé d’y retourner voir pour une raison que j’ignore — Dean Treacy

La dépression qu’il traîne depuis l’adolescence, le stress et la drogue commencent à provoquer chez lui un état d’instabilité émotionnel permanent, dont les retombées sont désastreuses. Il va de ruptures en ruptures. Il brise ses dernières chances de succès, en ne se présentant pas à des concerts, ou en les bâclant sans appel. En 1995 il tentera un traitement à la méthadone, pendant deux jours, puis se laissera glisser sans plus combattre. En 1996, avant de monter sur scène, il apprend le suicide d’un de ses amis, Matthew Fletcher du groupe Heavenly. Il écourte alors un set calamiteux et annonce qu’il renonce à la musique et met fin au groupe. Il disparait ensuite pendant huit ans.

On sait peu de choses de cette période de sa vie. Il vit dans des refuges, sur le canapé de sa sœur, dans un squat, dans la rue. Il finance son addiction en vendant le peu qu’il possède et surtout par des larcins divers, depuis le vol à l’étalage jusqu’au cambriolage minable. Le monde, qui avait perdu sa trace (ou plutôt le peu de gens qui s’intéressait encore à lui), apprend tout ça en 2004, quand on retrouve sa trace … en prison. À la suite d’une troisième condamnation pour vol, il purge une peine sur le HM Prison Weare, un bateau prison amarré à Portland, dans le Dorset. Sevré et décidé à tenter à nouveau sa chance, il reprend contact avec ses derniers amis et veut refaire de la musique. Son camarade d’enfance, Ed Ball, avec qui il avait lancé Teen 78 puis Television Personalities, et qui avait très tôt quitté le groupe en 1982 pour se concentrer sur ses nombreux autres projets – Teenage Filmstars, ‘O’ Level et surtout The Times –, lui accorde cette seconde vie.

Daniel n’a jamais eu le goût de la compétition. Il n’a ni perdu ni gagné, mais il aura fait quelques trucs qui valaient la peine. — Benjamin Berton

Ils remontent ensemble un groupe qui sera signé chez Domino et sortira l’album My Dark Places en 2006. C’est un succès auprès de la critique et des fans, même si, comme d’habitude, ce n’est pas une réussite commerciale. L’album est brillant, varié, rempli de perles à l’humour souvent noir et de grands moments d’épanchement biographique d’une tristesse infinie. Son écriture est comme auparavant brillante, parfois d’une naïveté désarmante, parfois carrément potache, souvent à fleur de peau. Il sera suivi de deux autres albums : Are We Nearly There Yet? en 2007 et A Memory Is Better Than Nothing en 2010.

Mais malgré cet apparent retour en grâce, les vieux démons ne tardent pas à réapparaître et les alternances de période d’euphorie et de dépression, d’équilibre et d’addiction, reprennent. En 2011, Dean Tracey fait une double chute, la première sans trop de dommage, peut-être suite à une agression (il ne se souvient pas), et la deuxième, plus grave, en tombant de la plateforme d’un bus. Il est emmené à l’hôpital avec un caillot de sang au cerveau et restera cinq semaines dans le coma. Aujourd’hui, à plus de soixante ans, il réside à la campagne dans une maison de soin et reste lourdement handicapé.

On serait tenté de terminer cette biographie en puisant dans les textes du groupe, dans lesquels on trouve facilement, si on la cherche, l’annonce de cette fin. On établirait des parallèles avec Syd Barrett, on placerait la figure de Dorian Gray, glisserait un titre, une citation, pour faire rock, pour faire érudit. Benjamin Berton évite cette facilité et donne au livre une fin plus proche de son sujet, beaucoup plus simple et beaucoup plus émouvante.

(Benoit Deuxant)

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Le livre Dreamworld ou la vie fabuleuse de Daniel Treacy , de Benjamin Berton, est sorti
aux éditions Le Boulon

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