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Focus

La fragilité primée au Prix du Hainaut 2019

Benoît Bastin au Prix du Hainaut 2019 - photo Mara De Sario
Les artistes nommés présentent leurs travaux au Tamat (Centre de la tapisserie), à Tournai. Les techniques sont multiples, les registres diversifiés. Tous expriment une fragilité face au monde actuel. Par quel bout le prendre ? Le lauréat est Benoît Bastin.

Sommaire

La plupart des artistes présentés sont nés dans les années 1990. Je suis frappé de ressentir, dans les œuvres ou processus, une fragilité face au rôle de la mémoire, polymorphe, polysémique. — Pierre Hemptinne

Mémoire à construire, mémoire à soigner et entretenir, besoin de s’accrocher à d’autres mémoires, peur de manquer de mémoire et d’ancrage, crainte que les mémoires ne s’effacent, disparaissent de nos cartes. Comme si, dans les traces accumulées, réelles ou fictives, l’important était de dénicher du sens par ailleurs défaillant et d’y mener une prospective pour de nouveaux fondements mémoriaux, individuels et collectifs. Signes d’une société en difficulté de projets d’avenir ?

Au fil des jours, ne sommes-nous pas sans cesse confrontés au défilé des rescapés, des survivants, qui surgissent et disparaissent, et ainsi de suite, nous rappelant les grandes catastrophes de l’histoire humaine, passées et à venir ?

Les moyens utilisés sont très simples. Quoi de plus élémentaire, en effet, et de littéralement déroutant qu’une carte Michelin dont tous les éléments d’identification géographique – noms des villes, numéros d’autoroutes – ont été minutieusement découpés, au scalpel, par Élisabeth Creusen ? On reconnaît le territoire sans certitude, il nous dit quelque chose, transformé en dentelle, il échappe à toute matérialité, cartographie imaginaire. C’est pourtant dans ce genre de cartographie perforée que nous circulons au cours de nos vies (semées de pertes, d’oublis…).

Les morceaux de vitraux – brisures d’une vaste nervure dans le verre – évoquent, eux aussi, des routes et chemins croisés, des bouts de tissus urbains, mais comme autant de configurations amnésiques. Aurore Boualem, sculptrice, se consacre à l’archéologie poétique de la catastrophe minière du Bois du Cazier. Elle rassemble et ranime les traces infinies du drame, parfois elle les suscite, les réinvente. L’image des 13 survivants, dans un flipbook au défilement fébrile des pages, en avant, en arrière, ne cesse de disparaître et de revenir, replacés dans ce miracle d’échapper aux entrailles de la terre, sans arriver à y croire vraiment. Ce qui est une problématique de nombreux survivants. Un autre livre, bloc noir très dense, posé sur une stèle, rassemble en une masse compacte les portraits des disparus, comme autant de physionomies scannées, tranche après tranche, d’un même individu multiple. Et elle présente des pièces de bois, de verre, de pierre, de métal, des restes de la vie industrielle des mines, recueillis en fouillant les terrils voisins. Les débris industriels, qui ne cessent de remonter à la surface, de nombreuses vies foutues en l’air, perdues.

Une ville fantomatique, lisse, blanche, hermétique, comme autant de symboles oniriques, architecturaux, à déchiffrer avant de pouvoir habiter où que ce soit

Gilles Dusong nous rappelle que ce sont souvent les détails qui restent, qui s’impriment en nous. Nous avons beau essayer de retenir une vision d’ensemble, d’être attentif à des ensembles, à des cohérences architecturales et paysagères, ce qui s’incruste en nous, à notre insu, ce sont des éléments discrets, épars, presque cachés. Et c’est souvent, dans les rêves, à partir d’un fragment de paysage, d’un toit, d’un mur, que l’on retrouve le tout qui nous avait impressionné. C’est cela, ce qui échappe au regard immédiat, qu’il essaye de photographier dans les décors urbains, le jour comme la nuit. Il les isole, les détoure, en fait des sujets en soi pour, ensuite, les matérialiser, complètement désolidarisés de ce à quoi ils étaient attachés, devenu entités à part entière. Il leur donne corps en MDF sculpté ou en recourant à une imprimante 3D et les rassemble en d’incroyables paysages de mémoire fantomatique.

Gaëtane Verbruggen, dans ses dessins et peintures réalisés sur du bois recyclé (déjà témoin d’autres vies, d’autres lieux, d’autres usages), restitue des intérieurs presque vides, sombres, à contre-jour, abandonnés. Des chambres, des salons, des cheminées dont ne subsisteraient que les ombres, les volumes hantés. Et, par les fenêtres, larges, souvent ouvertes, une nature proliférante, redevenue sauvage, sans âme qui vive, textures originelles, matricielles.

On n’est jamais loin d’une autre planète. Mélancolie du futur et expériences corporelles de l’espace où s’exposer…

Rémy Hans se livre à une archéologie mentale de matériaux historiques, parce qu’ils ont toujours fait partie de son horizon, qu’ils font mémoire autour de lui, sans qu’il cherche forcément à restituer ce dont témoignent ces formes familières, « la brique rouge, l’acier des tuyauteries, la terre des terrils ». Au portemine bleu, il les recompose en figures abstraites, en monuments elliptiques, en usines chirurgicales, désarticulées, plutôt froides usines de la désarticulation. De loin, tout semble relever de prototypes avant-gardistes ; de près, tout se révèle une ode à l’absurde, machinerie où plus rien ne s’emboîte vraiment, cassée, et belle parce que cassée. Ou alors inventant des fonctionnalités accordées à des logiques qui correspondraient aux règles d’autres planètes. A l’opposé – mais les opposés se rejoignent – Andy Simon explore la mémoire du futur, de ce qui n’existe peut-être pas encore, des êtres mutants, des observatoires au bout du monde, futuristes, des paraboles qui scrutent l’origine de l’univers, la musique des sphères. Mais assemblant des imageries connues, actuelles, il laisse entrevoir ce que sera la mémoire à venir, par le biais d’une science-fiction métabolisée. Ce que cela fait de sentir le futur déjà en nous et il offre, par ce biais, le tableau d’une humanité au bord du gouffre, tournée vers d’autres galaxies, se demandant s’il faut y aller.

Laure Lernoux s’immerge dans les espaces où elle va exposer et devient plaque sensible où s’impriment les caractéristiques, les mensurations, le jeu des volumes et lumières, les détails des surfaces. Elle incorpore la mémoire physique du lieu et cherche à la traduire, à la problématiser. La voile irrégulière, en plâtre, est une empreinte partielle, éphémère, de ce qu’elle retient de sa relation exploratoire dans la salle du Tamat et une mise en tension des différentes dimensions de l’espace.

D’explication en explication, une œuvre dont tout le monde parle surgit du vide, réaction chimique des voix, des mots, des images mentales, des silences…

Helga Dejaegher, avec son installation sonore Explication, plonge dans la mémoire en abîme de ce que veut dire une œuvre, quand la mémoire fictive se transforme en œuvre, en mémoire d’une œuvre née de la parole. Plusieurs haut-parleurs sont alignés sur le mur noir. Des voix différentes, pas synchronisées. Elles sont toutes occupées à « expliquer » une œuvre. En fait, elles expliquent toutes la même œuvre. Mais qui n’existe pas vraiment. Qui se tisse, sonore, entre ce que trace et ce qui échappe à toutes ces explications, avec les silences, une œuvre en train de se faire par et dans l’écoute du visiteur/de la visiteuse. La même artiste laisse s’exprimer librement la mémoire des matériaux, par un flux de lumières rouges projeté sur une plaque d’acier, ou en filmant les réactions entre « du chlorure de méthylène et une peinture glycéro » dans L’Origine du levant. Du vierge et immaculé naissent des froissements, des reliefs fragiles et purs, sans mémoire pour le coup, comme aux origines de quelque chose qui retient le souffle.

Le corps évanoui, absent, garde la mémoire de sa plasticité en lambeaux

Les mises en scène de fragments de vie, réalisées par Mathilde Pirard, confrontent à une volatilisation de nos postures. Ce sont des agrégats de corps et de vêtements, plâtres et velours, des moulages de parties d’existences nouées dans l’espace, prises dans des cordes de lin déliées, peaux et étoffes confondues dans les mêmes plis. Un corps a été ligoté là et suspendu dans les airs. Il n’en reste que quelques points d’ancrage. Cette poésie de fragments suspendus, atomisés, fait référence au shibari, le bondage japonais, mais dans une version de corps-objets éclatés, métaphysiques. Ces plasticités corporelles rompues, animées indéniablement de souvenirs tout autant dispersés, gisent, attendent près d’un mur ou dans un cadre de vie sans plus aucune substance, cube de transition, de reconversion, de conservation. Comment reprendre ces morceaux, refaire un tout ? Est-ce même souhaitable ? De quelle totalité proviennent-ils ? Comment la mémoire se propage-t-elle et se féconde dans l’éparpillement et une esthétique de lambeaux ?

La mémoire des anonymes, par petites touches, invente une autre histoire, tisse d’autres récits, non guerriers

Et la vieille dame, photographiée couchée dans son divan, qu’est-ce d’autre qu’une interrogation sur ce qui mérite d’être retenu ? Benoît Bastin s’inscrit volontairement dans le souci de retenir l’anonyme multiple, le « pas extraordinaire », pour ériger une histoire humaine qui rompt avec tout héroïsme et exceptionnalisme. Le verso de la photo, sous forme de testament, lègue les vêtements de la mamie à différents musées d’art. Chaque vie simple, et tout ce qui la compose, qui a pris l’âme de chaque routine, est aussi incommensurable que n’importe quelle œuvre d’art. Et cette réflexion se prolonge parmi les tapisseries historiques, imposantes, photographies mythologiques de grands faits historiques aux fondements de l’histoire officielle. Célèbres batailles, mémorables mêlées, grandes stratégies d’unions ou de schismes, avec leur densité dramatique, leur poids dans l’imaginaire collectif, surtout dans la construction autoritaire des identités des nations. L’artiste y place une intruse, une autre sorte de tapisserie, avec des tissus fleuris trouvés dans d’autres sortes d’intérieurs, moins nobles, et des silhouettes qui évoquent des destinées en apesanteur, silhouettes légères, plutôt quelconques, chaperons aux textures champêtres, alignés dans une fosse commune, ou en ascension vers des cieux meilleurs, planant au-dessus d’une entité couronnée, hydre bricolée, l’ensemble loin des champs de batailles et des glorioles massacrantes. En vis-à-vis, l’artiste installe deux portraits et une bande sonore de distanciation. Ce qu’il y a peut-être de plus éloigné de ce que signifie ces formidables tapisseries historiques : un autoportrait de l’artiste enturbanné dans un vieille étoffe, et une forme composite, sans âge, assemblage d’une paire de vieilles pantoufles, symbole d’ancrage dans l’anonymat des heures qui s’écoulent sans fanfare ni trompette, et d’un corps approximatif de briques rouges, brutes, sur un plancher où rampent des ombres et lumières. L’ensemble attend une incarnation active dans un coin reculé d’un atelier d’artiste…

Pierre Hemptinne


Prix du Hainaut 2019

Jusqu'au dimanche 17 novembre 2019


Tamat (Centre de la Tapisserie, des Arts Muraux et des Arts du Tissu)
9 place Reine-Astrid
7500 Tournai

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