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Focus

Design cosmique et responsable

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Cosmos, l’expo du CID au Grand-Hornu, mobilise les imaginaires au profit d’un futur accueillant. En partant d’une prise de conscience de notre place dans l’univers. Aux convergences des arts et des sciences.

Sommaire

Design et narration

La nouvelle exposition du CID au Grand-Hornu pose, au fond, cette question essentielle : comment l’humain doit-il encore habiter le monde sachant que sa position centrale et autoritaire n’est plus tenable ? Pour ce faire, quelles sont les ressources en imagination que l’humain peut mobiliser ? Cette question de plus en plus cruciale – dernier rapport du GIEC aidant – est remise ici dans son contexte initial, entre l’infiniment petit et les grandeurs inimaginables, de façon à en sentir vraiment, concrètement, les différentes données? Sentir vraiment pour stimuler l’imaginaire. C’est aussi une manière de rappeler que le design n’est pas, simplement, ce qui façonne les gadgets et objets du consumérismes. Le design est une technique narrative qui relate les formes des outils et interfaces par lesquels l’homme organise ses relations vitales au sein de la plasticité du vivant. Le design serait censé introduire dans les relations entre humains et non-humains une dose de bonne intelligence , de compréhension mutuelle, conformément à ce que Bernard Stiegler appelait, dès 2007, le « design de nos existences ». Rien de tel, dès lors, de commencer par nous replacer dans le cosmos et d’y voir vaciller nos certitudes et de sentir naître le désir de recommencer une nouvelle histoire cosmique…

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Cosmos, The Solitary One

Face au trou noir

L’exposition commence par une profonde expérience sensible, immersive, histoire d’imposer une sorte de reset à pas mal de nos perceptions de l’espace, formatées. Repartir du vide, ébranler les conditionnements. Cette expérience est, en quelque sorte, une réponse à ces propos de Bernard Stiegler : « Depuis l’apparition des médias de masse s’accomplit une évolution de l’expérience sensible vers le conditionnement esthétique, qui a lui-même pour but de capter, canaliser et standardiser la libido des consommateurs, au risque de détruire celle-ci et je suis sûr aujourd’hui que c’est ce qui se produit avec la crise de la consommation que l’on voit venir. » Cosmos démarre par une invitation à retrouver une certaine virginité de nos perceptions. Musiques, vibrations, images. Au loin, dans la pénombre de la grande halle, un écran, des formes et des informes bougent, dansent, s’allient, se séparent, fermentent. Notre horizon est ce trou noir. Ne pouvant ni émettre ni diffuser de la lumière, les trous noirs sont réputés invisibles. Seules des techniques d’observation sophistiquées et indirectes permettent d’étudier des phénomènes qu’ils engendrent. Voilà, pour le commun des mortels, l’horizon proprement incompréhensible, absolument abstrait et absolument concret, au cœur des actuelles conceptions de l’origine de la matière qui constitue notre univers. La vue est superbe. Mystérieuse et familière. Inclassable. Intemporelle et donc, d’une certaine manière, sacrée. La fiction artistique permet d’éprouver ce que serait la contemplation directe de ces états lointains de la matière. Admirer l’activité d’un trou noir comme on le fait d’un coucher de soleil. Nous voilà donc, comme au début de la pensée philosophique, replongé dans la caverne matricielle originelle à partir de laquelle l’humain tente de se définir et de se représenter le réel afin d’y adapter son imaginaire, ses désirs, ses façons de vivre, d’y tracer son chemin. Cette installation, « The Solitary One », est le résultat d’une collaboration entre vidéaste (Klass Verpoest), artiste sonore (Vincent Caers), musicien compositeur (Benjamin Glorieux) et scientifique (Stéphane Detournay).

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Cosmos, Illimited

Le lointain et le microbiote

Dans la même halle se trouvent deux autres pièces : d’abord, une vidéo des années 70 faisant voyager viscéralement du micro au macro et vice versa, en partant de la peau au plus lointain de l’espace, faisant éprouver l’emboîtement vertigineux des modes d’existence et la coexistence abyssale des différentes temporalités. Où est le commencement ? Dans le micro ou le macro, maintenant ou il y a des millions et des millions d’années-lumière ? Voilà, grâce à une vidéo plutôt vintage, la dynamique du mystère avec lequel composer, jouer. Sans fin, humblement. Ensuite, le regard est invité à scruter l’image d’une sculpture bijou d‘Arnaud Sprimont. Trois broches, composées de bronze, maillechort, inox et ambre, qui matérialisent et représentent des quarks. Les font entrer dans des représentations ordinaires puisqu’il s’agit d’objets que l’on peut porter, pour dévorer un vêtement, se parer. Les quarks sont des particules elles-aussi invisibles à l’état isolé, seulement identifiables dans des assemblages de plusieurs autres particules. Leur nom provient de « Finnegans Wake » de James Joyce, ce qui signale déjà comment l’imagination circule, entre différentes disciplines, ici entre littérature et science. D’autre part, les objets créés par Sprimont sont baptisés « Microbiota ». Comme on sait, les microbiotes sont les communautés de micro-organismes (archées, virus, bactéries…) qu’hébergent d’autres organismes vivants – intestins, bronches, peau, bouche, vagin – qui leur sont indispensables pour vivre, avec lesquels ils forment écosystèmes. Le microbiote affirme qu’il n’y a pas de frontières étanches entre nous et le vivant, il y a interpénétration., complémentarité. Ces bijoux intrigants symbolisent ce qui noue nos vies au plus profond de l’invisible, les échanges de tensions entre micro-organismes, micro-particules, toutes une dynamique d’échanges et de parasitages bien pensés, aux sources de nos design d’existence. Il faut rester dans cette halle, recueilli, écouter, regarder, méditer, laisser (re)monter l’étonnement devant la vie.

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Cosmos, Moon Mission (mobilier lunaire)

Dans la lune

Après cette méditation introductive, on découvre l’autre salle où sont rassemblées et se tissent des créations d’objets de design, des installations artistiques, des données scientifiques. Ce sont des objets qui reflètent l’émerveillement que procure l’observation du mouvement des planètes, du cosmos infini d’où l’on vient. Ils cherchent par leur fonctionnalité ou leur esthétique à faire entrer cet émerveillement au quotidien, dans les usages, aider à ne pas oublier tout ce qui nous entoure. Objets transitionnels. C’est un tapis qui donne l’impression de fouler les lumières lunaires (Verner Panton). Beaucoup de luminaires qui font entrer dans nos intérieurs la façon dont le principal satellite du soleil nous éclaire, nous enchante de ses jeux d’ombres et de lumière (« Moon », « Superloon », « Apollo », « Eclipse-Ellipse »), rythmant notre temps, le cycle de nos nuits. A quoi il faudrait ajouter Illimited d’Astrid Krogh, un illimité lumineux et « respirant », habité, fait de « fibres optiques animées d’une lumière changeant et émanant d’une boîte bleu nuit* ». On rencontre des matériaux et des formes qui tentent de nous familiariser avec d’autres états de la matière, comme ces mobiliers en aluminium reproduisant l’aspect des roches lunaires (Studio Futermore). Façon de se projeter ailleurs, par le regard, le toucher. Et dans cet ailleurs, à quoi ressemblerait le mobilier ? Tentative de réponse avec le Studio Nucleo et ses prototypes de fauteuils et tables, adaptés au port de combinaison cosmonaute, à réaliser avec imprimante 3D en utilisant la poussière qui couvre la surface des planètes sans atmosphère. Cet imaginaire développe les facultés de composition et de cohabitation, par la poésie des formes. Il soutient et enrichit aussi la souplesse, la plasticité nécessaire à penser autrement les termes de nos coexistences.

N’exportons pas le capitalisme dans l’espace

Cosmos associe à ce travail relevant plus directement du marché du design, des recherches d’artistes qui aident à prendre conscience de la nécessité d’imaginer d’autres manières d’habiter l’univers et d’en tirer nos moyens de subsistance. C’est notamment le cas avec As above, so below qui résulte de la rencontre entre Xandra van der Eijk, artiste qui « réinterprète le paysage d’un point de vue anti-anthropocentrique* » et Kirstie Van Noort « active dans la recherche autour des matériaux, en particulier la céramique ». L’installation alerte contre le danger d’exporter le capitalisme dans l’espace et de pratiquer, à l’échelle des autres planètes, l’extractivisme qui a épuisé notre Terre. Elle propose une alternative citoyenne qui consisterait à récupérer « le potentiel des micrométéorites contenant métaux et terres rares », transformant les habitants en « mineurs, parcourant leurs toits et jardins à la recherche de grains de poussière potentiellement précieux* » As above, so below, traduit généralement par « ce qui est en bas est comme ce qui est en haut » est une phrase tirée de la table d’Émeraude, livre alchimique censé révéler les secrets d’Hermès Trismégiste. C’est aussi un titre très dansant de Tom Tom Club… Voici, pour l’enchevêtrement fécond des imaginaires. Sans oublier que le savoir humain s’est construit sur cette base même : à partir de ce qu’il connaît de plus proche, se représenter le lointain et ses agencements. Alain Bogana nous projette dans un environnement qui serait complètement différent, irradiant des scintillements dont la fulgurance et le rythme ne manqueraient d’influencer nos imaginations. Il s’inspire de la découverte d’une exoplanète « dont on suppose qu’elle est partiellement constituée de diamant », il imagine et représente ce que serait de vivre avec un horizon de montagnes renvoyant dans le ciel des constellations d’éclairs fulgurants, sortes de voies lactées sans cesse changeantes.

La force des imaginations

Cosmos n’est pas qu’une exposition où se côtoie différentes manières de faire travailler l’imaginaire. C’est aussi un programme de visites commentées et de conférences avec des scientifiques, des chercheurs et chercheuses. L’enjeu est bien de faire converger, dans leurs différences et leurs correspondances, plusieurs formes d’imaginations et d’en rappeler la force. Comme le rappelle Georges Didi-Huberman dans « Imaginer. Recommencer », analysant les textes de différentes philosophes et artistes : « L’imagination recèle donc cette puissance singulière de permettre la liaison de facultés différentes mais aussi, dans l’espace social, de sujets aux pensées ou aux intérêts qui diffèrent. Elle est donc une condition, non seulement pour toute connaissance et pour toute expérience esthétique, mais encore pour toute relation éthique et politique. » Comment ça marche, au fait, l’imagination ? Il y a une pièce, dans Cosmos, qui en parle bien à propos, « Cosmos Wallscape », de l’atelier Lachaert Dhanis. C’est une « décoration murale » qui s’inspire de la façon dont certains détails, défauts, crevasse, reliefs incongrus sur un mur ou un plafond, peut susciter des rêveries incroyables et faire voyager loin de son point d’attache. « Être présent et absent à la fois, rêver éveillé et voyager vers des destinations où la gravité n’est plus la même est dans notre nature* » Ces décorations murales « représentent des zones inexplorées qui invitent à se promener dans l’espace et dont la beauté est inégalée sur Terre. » Ce faisant, dans ce genre de rêverie qui téléporte, se forme des images, des manières de comprendre et d’explorer d’autres formes de relations avec l’espace, d’autres positions existentielles par rapport à nos origines toujours mystérieuses. Ces imaginations ouvrent des possibilités. Ces possibilités entrevues, en prenant forme – dans l’art, le design, des recherches scientifiques, des prospectives philosophiques – transmettent leurs images et idées, forment des savoirs, donnent lieu à des désirs d’inventer, de transformer le monde, de recommencer pour effacer ce qui a déraillé ? « Il n’y a pas de politique, pas d’histoire, pas d’expérience qui vaillent sans le désir qui vient à la pensée par tout un flot d’images qui vont bientôt innerver notre corps, nos gestes, notre agir » (Didi-Huberman). C’est à cette innervation salutaire par les images et les narrations du design, qu’œuvre Cosmos, après bien d’autres expositions montées par le CID. Un fil rouge quant à l’urgence de repenser le design de nos existences. Ce à quoi la COP 26 a lamentablement échoué, faute d’imagination (entre autre).

Pierre Hemptinne

*citation du guide du visiteur, très bon outil de médiation culturelle

Cosmos
Design d'ici et au-delà
CID | Centre d'innovation et de design (Grand-Hornu)
24.10.21 - 27.02.22

https://www.cid-grand-hornu.be/fr/expositions/cosmos

A lire :
Bernard Stiegler : Quand s’usent les usages : un design de la responsabilité ?

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