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Focus

Cybercitoyenneté et cybermigration maritale : numérique et processus migratoires

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Les sociologues Mihaela Nedelcu et Brice Arsène Mankou nous apportent leur éclairage sur les migrations en relation avec les technologies de l'information et de la communication (TIC)

Sommaire

Le « migrant online » représente pour moi le personnage central de la modernité réflexive, quintessence des mutations sociales à la croisée des chemins de l’homo mobilis et l’homo numericus. — Mihaela Nedelcu

Méthodologie

PointCulture : Vous avez choisi de vous intéresser à l’étude des mouvements migratoires en lien avec les usages des technologies de l’information et de la communication (TIC). Ce champ couvre un vaste terrain de recherches au carrefour de diverses disciplines : géographie, anthropologie, science de l’information et de la communication, et bien entendu, sociologie. Vous situant dans cette dernière catégorie de chercheurs, quelle méthode avez-vous mis au point pour appuyer votre travail d’enquête?

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Mihaela Nedelcu : J’ai commencé mes premières recherches sur l’impact des TIC sur les processus migratoires à la fin des années 1990, à l’ère du web 1.0. Les premières interfaces du web 2.0 venaient seulement d’apparaître. Dans ce contexte, ma première étude qui a fait ensuite l’objet du livre Le migrant online (2009) innovait méthodologiquement en réalisant, entre autres, une netnographie des forums de discussion des informaticiens roumains installés au Canada. Ces forums, et le site web qui les hébergeait, étaient à l’origine d’un nouveau modèle migratoire au début des années 2000, devenant une ressource migratoire d’un type nouveau. Par ailleurs, des informaticiens migrants ont assumé un rôle pionnier d’entrepreneurs sociaux transnationaux, étant à l’origine d’importants réseaux migratoires, mais aussi de différentes initiatives communautaires. Depuis, ce modèle s’est banalisé, non seulement de par le développement très rapide et la diversification des outils du web collaboratif, mais aussi grâce à la démocratisation de l’accès aux TIC à large échelle.

Brice Arsène Mankou : Mon terrain de prédilection dans le cadre de mes recherches sociologiques est bien entendu l’Afrique Centrale avec des pays comme le Cameroun, le Congo- Brazzaville et le Gabon. J’y mène mes recherches, j’y enseigne aussi notamment au Cameroun et au Congo où j’anime de nombreux séminaires doctoraux et dirige des thèses de jeunes chercheurs. Également en France, où je dispense des cours de méthodologie de recherches en Sciences Sociales, à Sciences Po, campus de Reims, et au Canada, où j’enseigne l’éthique sociale et politique à l’École Nationale de l’Administration publique (ENAP) à Québec.

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Je privilégie comme méthodes sociologiques l’observation, l’enquête de terrain et l’ethnographie des espaces de sociabilité où les TIC sont en jeu. Ces espaces sont des cybercafés en Afrique centrale mais aussi des call center ou les centres d’appel. Lors de mes nombreux entretiens semi directifs, de même qu'au sein des focus groups avec les acteurs sociaux, ce que j’essaie de mettre en avant, c’est le rapport que mes enquêtés peuvent avoir avec les objets connectés. Aujourd’hui, ces objets sont nombreux, notamment le téléphone portable, internet à travers les réseaux sociaux. La méthode mise au point pour analyser la cybermigration maritale a été l’enquête pour comprendre le web matrimonial et ses facteurs dans la manière dont les femmes exploitent le cyberespace pour émigrer. L’enquête sociologique m’a permis de privilégier davantage les observations “in situ”, car j’estime que le terrain nourrit les travaux d’un chercheur en sciences sociales.

Cette enquête m’a permis d’opérer un voyage au cœur des quartiers de Yaoundé, de Douala pour comprendre ce qui motive les cybermigrantes du dehors, c’est-à-dire celles qui usent et abusent des TIC dans le but de migrer grâce aux mariages avec des conjoints blancs. — Brice Mankou

Un autre regard sur les migrants

- Concernant les populations de migrants, quelles idées fausses de telles analyses permettent-elles de déjouer ?

Mihaela Nedelcu : Le « migrant online » représente pour moi le personnage central de la modernité réflexive, quintessence des mutations sociales à la croisée des chemins de l’homo mobilis et l’homo numericus. Il est l’idéal-type, dans le sens weberien du terme, de l’acteur social d’un monde en voie de cosmopolitisation, qui sait tirer profit de ses mobilités et des possibilités offertes par les TICs pour vivre en prise avec des univers sociaux multiples et interconnectés.

Les TICs permettent aux individus de multiplier leurs ancrages, de s’approprier des valeurs cosmopolites, de développer des biographies déterritorialisées et d’agir à distance en temps réel. C’était le cas de nombre d’informaticiens roumains établis à Toronto que j’ai interviewés et qui avaient développé une vraie capacité à se projeter dans la société d’accueil et de s’approprier ses codes culturels bien avant d’émigrer, mais aussi de s’ancrer dans une culture de la mobilité nourrie par des référentiels socioculturels pluriels. D’autre part, les TICs préservent aussi les racines identitaires des migrants. Ceux-ci peuvent défendre des valeurs particularistes et continuer à s’identifier à une culture d’origine, tout en habitant le monde. Autrefois, on craignait que maintenir des liens dans son pays d’origine empêcherait une intégration réussie dans le pays d’accueil. Aujourd’hui, à l’ère de la révolution digitale, intégration et transnationalisme sont deux processus qui se nourrissent l’un de l’autre. Cette réalité invite à interroger la notion d’intégration au regard des pratiques actuelles des migrants, tout en soulignant les limites des systèmes actuels de gestion politique des flux migratoires.

Aussi, les TICs ont généré de nouveaux régimes de co-présence dans lesquels le face-à-face, sans qu’il perde son importance primordiale dans la (re)production des relations sociales, est substitué par des environnements « polymedia » (Madianou et Miller 2012) qui rendent possibles des pratiques transnationales routinières (Nedelcu et Wyss 2015). Cela a, par exemple, profondément transformé la réalité des familles transnationales qui peuvent continuer à « faire famille » sur une base quotidienne (Nedelcu et Wyss 2016).

Brice Arsène Mankou : La première fausse idée véhiculée par ces technologies, c’est bien sûr celle d'une Europe vue comme un Eldorado. C'est aussi celle du mariage avec un conjoint blanc qui passe pour être une garantie sociale et familiale. Comme je le souligne dans ma thèse, lorsque le virtuel croise le réel, les illusions tombent. Beaucoup de ces femmes finissent par divorcer, tomber dans la prostitution, etc. Elles comprennent alors quelle misère et quelle souffrance se cachent parfois derrière un ordinateur.

Le mariage avec un blanc peut s'avérer tout aussi décevant qu'un autre, quand bien même la motivation serait pour une femme de quitter son pays et d'accéder à un statut supposément meilleur, le mariage avec un blanc étant synonyme de sécurité sociale, familiale, matérielle et surtout financière. — Brice Mankou

Comme au temps du bal des célibataires de BOURDIEU : « Le célibat est un des drames les plus cruels que la société paysanne Béarnaise avait connus. Ce célibat a contribué au dépérissement et à la disparition des petites entreprises agricoles qui étaient au fondement de l’ordre rural d’autrefois. » Ces femmes choisissent souvent des hommes plus âgés, car pour elles, un blanc est un blanc et tout blanc est riche.

Questions démographiques

- Avez-vous pu, l’un et l’autre, constater que le développement des TIC avait eu un effet qualificatif sur le phénomène migratoire ? Par exemple, celui de mettre le fait de la migration à portée de certaines minorités ou tranches de population, (plus ou moins aisées, ou démunies, plus jeunes ou plus âgées, féminines ou masculines, etc) – qui auparavant ne se seraient pas senties concernées ?

Mihaela Nedelcu : Pour revenir à mes propres recherches sur les familles transnationales, les formes multiples de communication instantanée et quasi-gratuite font une énorme différence par rapport à l’époque où la communication transnationale se limitait à l’échange de lettres, de cassettes audio et vidéo, ou aux appels téléphoniques internationaux, souvent très onéreux. Les parents des migrants, souvent étudiés par le prisme de la vulnérabilité, en tant que non-migrants subissant passivement les conséquences de la dispersion géographique de la famille, redeviennent acteurs dans la circulation des ressources, et en particulier du care, au sein de la famille transnationale. Dans mes travaux, j’ai accordé une attention particulière aux grands-parents transnationaux et le rôle des TICs est central dans des processus de transmission intergénérationnelle et de socialisation transnationale dans lesquels ils sont intensément impliqués (Nedelcu 2017).

Dans un autre registre, en dépit de fortes disparités d’accès aux TICs qui subsistent entre les régions du monde, ces pratiques ne sont pas l’apanage exclusif des élites migrantes. — Mihaela Nedelcu

Si on regarde ce qui se passe aujourd’hui dans les camps de réfugiés, où les cartes SIM sont très convoitées pour notamment communiquer avec les membres de la famille dispersée, on se rend compte de l’importance cruciale que les TICs occupent pour ces populations en migration forcée. Aussi, la crise migratoire de 2015 a révélé la capacité des migrants en situation très précaire de s’emparer de ces outils pour agir en tant que « smart refugees » (Dekker et al. 2018).

Toutefois, il ne faut pas ignorer que, en même temps, la technologie – en particulier celle biométrique – sert aussi pour développer des « smart borders ». Elle est alors au centre des dispositifs de surveillance et de contrôle des migrations, si on pense à l’exemple de la base des données Eurodac sur lequel est fondé le système Dublin de l’Union Européenne. — Mihaela Nedelcu

Brice Arsène Mankou : Bien sûr, l’usage des TIC a fortement influencé de manière positive les migrations, ce que montrent bien les formations dispensées au Cameroun, au Congo pour aider les futurs migrants comme les étudiants. Au Cameroun, le programme développé par l’Institut Africain d’informatique (IAI) à l’endroit des femmes est non seulement salutaire dans l’émancipation des femmes, mais permet de lutter contre cette exclusion numérique ou cette forme d’illectronisme ou de fracture numérique qui touche en majorité les femmes en Afrique.

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Je pourrais aussi ajouter que depuis que le migrant est connecté, comme le souligne Dana Diminescu, l’intégration et l’inclusion s’en trouvent facilitées dans une Europe où la digitalisation peut être un facteur d’exclusion sociale. C’est là un changement social important qui montre qu’un migrant connecté est capable de se défendre en cas d’exclusion ou de refus de droits. D’où la formation des publics vulnérables au numérique, la formation des travailleurs sociaux pour qu’ils puissent inclure le numérique dans les stratégies d’accueil des migrants. — Brice Mankou

Cybercitoyenneté et cybermigration maritale

- Mihaela Nedelcu, à quelles réalités renvoie le concept de cybercitoyenneté que vous avez introduit dans le champ de ces études ?

Mihaela Nedelcu : De manière générale, Internet forme un espace de mobilisation des migrants, en créant des sphères publiques transnationales. Il génère un modèle participatif nouveau, dans lequel la localisation des individus et des ressources devient secondaire. Les migrants peuvent alors se mobiliser pour des causes tantôt nationales, tantôt locales ou globales.

Par exemple, des scientifiques roumains expatriés ont créé un projet diasporique online. Une agora virtuelle (formée du site web www.ad-astra.ro et d’un groupe de discussion sur Yahoo) a permis la rencontre et l’échange entre des chercheurs du pays et de l’étranger. Elle a forgé une identité collective et a incité à une mobilisation conjointe autour d’un objectif commun : influencer les processus de réforme de la recherche. L’ancrage territorial, par la création d’un ONG en Roumanie, a renforcé la légitimité de cette e-diaspora scientifique dans l’arène publique. Le transfert d’expertise se concrétise ainsi par la symbiose des formes d’action et d’interaction (virtuelles et de face-à-face), réunissant des migrants et des non-migrants.

Il faut ajouter que la participation politique est une dimension importante du transnationalisme online, notamment dans le contexte de la multiplication des régimes de double citoyenneté dans le monde. — Mihaela Nedelcu

A l’ère du numérique, les migrants peuvent facilement s’informer des programmes électoraux des partis politiques et se mobiliser pour défendre leurs choix et exprimer leur vote. Par ailleurs, ils deviennent une cible pour les Etats d’origine qui cherchent à capter leur loyauté et à élargir ainsi leur sphère d’influence à l’étranger.

La notion de cybercitoyenneté capte ce type d’engagement et de mobilisation, à distance et à travers les frontières, à l’aide des environnements numériques. Mais je défends l’idée qu’elle a une valeur heuristique plus large, car elle permet aussi d’expliquer de nouvelles formes d’action collective qui naissent au sein d’espaces virtuels et qui utilisent une combinaison des tactiques de mobilisation, en ligne et hors ligne. Les exemples ne cessent de se multiplier ces dernières années, si on pense, entre autres, à des mouvements récents pour le climat (Extinction Rebellion, FridaysForFuture,… ) ou pour la justice sociale (#WelcomeRefugees, #MeeToo, …), ainsi qu’à des plateformes telles que www.avaz.org ou www.350.org qui donnent à chacun-e une voix transnationale.

Brice Arsène Mankou, en vous intéressant aux questions migratoires se rapportant à l’Afrique centrale, vous avez conduit des recherches sur un phénomène auquel vous vous référez dans les termes de « cybermigration maritale ». Pouvez-vous nous en dire quelques mots ?

Brice Arsène Mankou : La cybermigration maritale est un phénomène social et sociétal, une modalité de migration féminine statutaire, apparue en Afrique, dans le cadre de la mondialisation qui touche des femmes jeunes en quête de statut social. Ces femmes élaborent leur projet migratoire grâce aux TIC à travers une figure, celle de l’homme blanc qui à leurs yeux est un mari idéal, dans l’espoir d’accéder à un statut meilleur et de venir en aide à leurs proches. À l’heure du numérique, ce phénomène se développe surtout en Afrique à travers un regard croisé entre le monde virtuel et le monde réel.

Rencontre avec Mihaela Nedelcu et Brice Mankou à Bruxelles

Bibliographie

Dekker, Rianne, Engbersen, Godfried, Klaver, Jeanine and Vonk, Hanna (2018) “Smart Refugees: How Syrian Asylum Migrants Use Social Media Information in Migration Decision-Making”, Social Media + Society, January-March 2018, pp. 1– 11.

Madianou, Mirca et Miller Don (2012) Migration and New Media. Transnational Families and Polymedia. London, Routledge.

Nedelcu, Mihaela (2009) Le migrant online. Nouveaux modèles migratoires à l’ère du numérique. Paris, Ed. L’Harmattan.

Nedelcu, Mihaela (2010) « « Cybercitoyenneté » et mobilisation en ligne des migrants : nouvelles formes de participation transnationale et d’action collective à l’ère du numérique », Migrations Société, 22 (132), pp. 139-153.

Nedelcu Mihaela et Wyss Malika (2016) “Doing family’ through ICT-mediated ordinary co-presence routines: Transnational communication practices of Romanian migrants in Switzerland”. Global Networks, 16 (2), pp. 202–218. (IF: 3.018)

Nedelcu Mihaela et Wyss Malika (2015) “Liens transnationaux et régimes de coprésence à l’ère du numérique. Le cas des migrants roumains en Suisse”. Revue Suisse de Sociologie, 41 (1), pp. 59-78.

Nedelcu, Mihaela (2017) « Transnational grandparenting in the digital age: mediated co-presence and childcare in the case of Romanian migrants in Switzerland and Canada », European Journal of Aging, 14 (4), pp. 375-383.

Liens

Publications de Mihaela Nedelcu à l'Harmattan - clic -et à l'Université de Neuchâtel - clic

Site de Brice Arsène Mankou - clic -


Questions et mise en page : Catherine De Poortere

Photographies de Mihaela Nedelcu et Brice Arsène Mankou : droits réservés

Visuels : Unsplash

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