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Focus

Anaïs Tuerlinckx - leçons de piano

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La pianiste berlino-bruxelloise Anaïs Tuerlinckx attaque le cadre de son instrument, pour produire des clusters bruitistes et des masses sonores brutalistes. Son album Dissection lente d'un piano rouillé est sorti en avril 2021 sur le label Vlek. Elle sera en concert aux Ateliers Claus ce 27 août, dans le cadre du weekend consacré aux dix ans du label.

Sommaire

Trajets

On va commencer avec l’histoire de deux trajets, celui qui t’a menée à ta pratique actuelle du piano et celui qui t’a menée de Bruxelles à Berlin.

Mon trajet musical est très classique, ma grand-mère jouait du piano. C’était assez sacré, on ne pouvait pas y toucher sans demander. Il fallait se laver les mains, il y avait un grand respect pour l’instrument. Mes parents, qui n’avaient eux-mêmes jamais joué d’un instrument de musique, voulaient pour leurs enfants que chacun apprenne un instrument. Comme je connaissais le piano par ma grand-mère, je pense que c’est pour ça que j’ai choisi celui-là. J’ai commencé vers six ans, avec le mari de ma marraine. Tous les deux étaient intéressés par la musique contemporaine. Il m’a notamment appris le piano avec les compositions de György Kurtág, les pièces pédagogiques du Játékok, qui jouent beaucoup avec les effets sonores, les clusters, etc. et aussi avec la physicalité. Il y a par exemple beaucoup de pièces qui se jouent debout. Il y a aussi beaucoup de registres très graves ou très aigus, qu’on n’explore pas normalement au début quand on apprend le piano, où on reste souvent tout serré au centre du clavier. Donc je pense que ce sont toutes ces choses-là, qu’il m’a apprises, qui ont déclenché la suite. Il était aussi très rigoureux, avec une approche très sévère. Je me souviens que, pendant les premiers cours, je ne pouvais pas utiliser les touches, je devais apprendre à poser mes mains sur le clavier fermé. Comme avec ma grand-mère, il y avait ce mélange d’ouverture et de fermeture.

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Ensuite, je suis allée à l’académie pour apprendre le solfège. Je suis allée chez Paula Defresne, qui était elle aussi très ouverte sur la musique contemporaine, qui compose elle-même. Elle m’a montré des pièces de John Cage, elle a invité Frederic Rzewski à venir dans notre classe. Elle nous a montré Lachenmann, Ligeti, beaucoup de choses du répertoire contemporain. Et elle m’a dit, quand j’avais douze ans, d’aller chez Michel Massot, qui donnait cours d’improvisation dans la même académie. Pendant toute mon adolescence, je suis allée là-bas tous les lundis pendant trois heures. C’était assez intense, on était un groupe d’une vingtaine de musiciens, pour la plupart des adultes. C’était un autre monde qui s’ouvrait. L’improvisation collective m’a appris l’écoute mutuelle, et le fait qu’avec peu de matériel et un peu de technique, on peut faire beaucoup de choses. J’aimais surtout ça par rapport au piano, dont j’aimais les sonorités, mais que je n’aimais pas trop répéter.

On sent dans ton jeu ce mélange de la tradition du piano préparé, venu de la musique classique contemporaine, et de ce goût du sacrilège qu’ont souvent les pianistes qui ont suivi ce genre de formation.

Oui, c’est ça, il y a toujours une petite frustration dans la musique contemporaine. Il y a des compositeurs comme Cage ou Crumb, qui ont beaucoup exploré les possibilités de l’instrument, et d’autres qui l’ont utilisé comme une fioriture, qui l’ont laissé pour le décor. Il y aussi l’idée de maîtrise qui implique un certain type de jeu et de sons. Et c’est contre cette idée de maîtrise que j’ai essayé d’aller. Pourquoi ne pas être libre quand on le peut ? Mais je ne suis pas non plus dans la destruction, comme le mouvement Fluxus. L’idée principale est toujours restée la musique, et non le geste symbolique. Je n’ai jamais eu pour but de casser des pianos, même si j’en ai déjà abîmé involontairement. Je pense qu’on a un peu brûlé les étapes, qu’il y a encore beaucoup de choses qui auraient pu être explorées au niveau musical et qu’on est un peu rapidement passé au niveau destruction de l’instrument.

Boite à cordes

Parlant d’instrument, tu t’es construit …

Une boite ! Une boite à cordes ! Avec des cordes de piano, et qui a été fabriquée par une personne qui construit des pianos, qui m’a beaucoup aidée à trouver des pianos pour répéter. Je l’ai rencontré dans un magasin de pianos, où il faisait son apprentissage. L’idée était très simple : trouver un instrument que je puisse porter, qui ne soit pas trop lourd. Il fallait qu’il remplisse la même fonction, avec une belle résonance, et qu’on puisse l’amplifier. C’est plus restreint, c’est moins joli, mais le besoin de trouver un piano à queue que je puisse utiliser à ma guise m’a souvent écartée de certaines possibilités de jouer, dans certaines salles, pour des raisons de place, d’argent… Donc il y a longtemps que je me disais qu’il fallait remédier à ça.

Ça correspond à ton jeu aussi, ce n’est pas un piano mais ça en a les cordes, la résonance. Tu as fait des concerts où tu approchais le piano à l’envers, à l’inverse du jeu normal, en te couchant en dessous.

Oui, en dessous d’un piano droit. C’est comme ça que je répétais, pendant des années à Berlin, en fait. Je n’avais pas de piano à queue à ma disposition donc j’ai joué comme ça pendant des années. C’était assez physique, assez douloureux même, mais je ne faisais jamais de concerts de plus d’un quart d’heure (rires). Le but était de jouer jusqu’à l’épuisement. Et c’était plus facile de trouver des pianos droits, qui traînent, qui sont cassés, abandonnés. Et souvent leurs défauts sont plus intéressants que leurs qualités.

Berlin

Tu es arrivée à Berlin en 2008, c’est bien ça ?

Oui, je suis arrivée en Erasmus. Je faisais des études de sciences politiques et j’ai décidé de terminer mes études ici, et de rester. Mais j’étais venue secrètement pour découvrir la scène de musique improvisée. Les études étaient ma couverture. J’allais au concert presque tous les soirs, pendant assez longtemps. Je me suis vraiment imprégnée de toute la scène de Berlin. Il y avait la scène noise, qui était souvent liée à des performances assez spectaculaires, et qui m’intriguait beaucoup, parce que j’avais assez peu vu ça à Bruxelles. Et à côté de ça, il y avait la scène réductionniste, qui n’était pas du tout ma tasse de thé au début. J’avais presque une forme de colère par rapport à cette musique, mais maintenant je l’aime beaucoup. Je pense que je suis rentrée dedans au fur et à mesure, et que j’ai fini par comprendre le sens de tout ça, de choisir chaque son méticuleusement et de l’explorer jusqu’au bout. Donc il y avait ces deux extrêmes dans la scène berlinoise et il y avait tellement de lieux, chacun avec sa programmation, son style, sa ligne, son public. C’était vraiment très intéressant de naviguer comme ça d’un monde à l’autre. Ça m’a aidée à décider ce que je voulais faire, ce que je pouvais apporter là-dedans.

Comment est-ce qu’on s’intègre dans une scène comme celle de Berlin ?

Ça prend du temps. Je me souviens qu’au début il y avait des soirées où je ne parlais avec personne. Je me souviens de concerts au Ausland où j’avais l’impression d’un monde un peu fermé. Ça a pris du temps, et puis un jour j’ai été bénévole pour un festival et j’ai rencontré des gens, entre autres du collectif qui gère Ausland, et, de fil en aiguille, j’ai fini par pouvoir jouer là moi aussi. Sinon il y a aussi des gens accueillants, comme Ignaz Schick, que j’ai rencontré alors que je ne parlais pas encore bien allemand. C’est quasiment lui qui m’a appris la langue.

Je ne me sens toujours pas spécialement partie intégrante d’une scène ou d’une autre. C’est un processus, on finit par se connaître. Mais je ne suis pas vraiment intégrée dans la scène réductionniste parce ce n’est pas ce que je fais, et je ne suis pas non plus dans la scène noise, parce ce que ma musique est acoustique, avec un piano. J’ai joué dans les deux contextes, et aussi dans des concerts de free jazz, mais je ne suis pas vraiment membre d’aucune scène. Ce sont des scènes séparées même si elles se touchent, même si on se connait. Il n’y a pas de barrières mais on sait les différencier.

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Comment est-ce que ça se compare à la scène belge ou bruxelloise ?

Je n’ai pas eu le temps de faire mon chemin à Bruxelles, je commençais à peine. J’avais fait quelques jams, à peine des concerts. Mais j’avais beaucoup écouté par contre, déjà. Et c’est pour ça que je suis venue ici, pour écouter, pour aller voir des concerts. Ça me frustrerait énormément de ne faire que jouer, j’ai besoin d’aller écouter les autres. Mon intérêt ne s’est jamais épuisé. Je ne sais pas comment c’est maintenant à Bruxelles, parce que je suis un peu étrangère quand j’y reviens, mais j’ai l’impression qu’ici on a quinze propositions tous les jours. C’est parfois trop !

Il y a aussi toutes sortes de lieu, des plus officiels comme des plus indépendants. Il y a aussi des financements pour les salles qui le demandent. Certaines refusent les subsides pour des raisons politiques. C’est beaucoup plus intégré, quels que soient les styles musicaux. Il y a une assez bonne ambiance à Bruxelles, mais il n’y a pas le même choix, du moins ce n’était pas le cas quand je suis partie.

Tu joues avec plusieurs musiciens berlinois.

Hier, par exemple, j’ai joué avec Els Vandeweyer, qui est belge et vit à Berlin. Je la connaissais depuis longtemps, on a souvent été programmées dans les mêmes salles, mais jamais pour jouer ensemble. Là on a monté un trio pour l’occasion avec Johannes Schleiermacher, sous le nom de Muckla 3000. On a répété une fois et puis on s’est proposés pour jouer au KM28, en deuxième partie du solo que Els avait obtenu. On verra si on a d’autres occasions par la suite. C’est un peu toujours comme ça que ça fonctionne, il y a peu de groupes fixes, ce sont des rencontres. Il y a par exemple Andrea Ermke, qui joue avec des mini-discs. C’est une approche que j’aime beaucoup, très simple, loin du monde technologique. C’est sans artifices, elle connait ses sons par cœur. On a fait plusieurs concerts ensemble. Sinon, la plupart des concerts, ce sont des formations montées pour l’occasion, chaque soir, au gré des combinaisons diverses, arrangées par la salle ou par un musicien qui lance des invitations.

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Muckla 3000 (Johannes Schleiermacher/Anaïs Tuerlinckx/Els Vandeweyer) au KM28, Berlin - 20210812 -

Gesamtkunstwerk

Sur la page Bandcamp de ton album chez Vlek, il y a un long texte qui raconte comment s’est passée la rencontre avec le label. Sans te faire répéter la même histoire, peux-tu resituer la genèse de cet album ?

C’était en effet toute une histoire ! En fait, je n’avais pas forcément l’idée de faire un disque. J’avais fait un stage chez Annette Vande Gorne en acousmatique, avec les vieux tape-recorders et là j’avais rencontré Hans Kulk, qui a toute une collection de vieux synthétiseurs analogiques et modulaires, et qui a ouvert il y a quelques années le studio « Willem Twee » qui a maintenant une résonance internationale. Beaucoup de musiciens y vont enregistrer sur ses appareils. Il m’avait proposé de venir, mais pour cela il fallait des fonds, et il m’a conseillé de trouver un soutien officiel, comme le Goethe Institut. J’ai cherché sur music-board à Berlin et j’ai trouvé un fond pour un premier projet. J’ai tenté, et à ma grande surprise, ça a marché. Je suis donc allée là-bas, à 's-Hertogenbosch, et c’est sur le chemin que j’ai rencontré David (Maurissen, du label Vlek, ndlr).

Je parlais avec ma fille dans le train et je lui expliquais que j’allais aller en Hollande pour faire de la musique. Et soudain David est apparu et s’est présenté. C’était comme dans un film, c’était assez drôle. On est restés en contact mais ça ne s’est pas fait tout de suite. Je lui ai envoyé quelques enregistrements que j’avais faits à Willem Twee, mais on n’était pas tout à fait convaincus. Ça a un peu duré comme ça, jusqu’à ce que Thomas (Van de Velde, du label Vlek, ndlr) propose d’organiser une résidence au Delta, à Namur. Il a alors fallu trouver un piano, de préférence un piano que je puisse démanteler. J’ai donc contacté un facteur de pianos dans la région de Namur et je lui ai demandé s’il avait quelque chose d’irrécupérable, qu’on pouvait démonter. Il était un peu intrigué mais il a fait ça très sérieusement, il m’a envoyé des photos puis il m’a amené un instrument bien abîmé, bien rouillé, parfait. Il n’avait jamais eu une demande comme ça, mais ça l’a intéressé, il est venu au concert de fin de résidence.

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Enregistrement au Delta, à Namur. © Frederic Alstadt

C’est comme ça que je me suis retrouvée au Delta, à travailler avec Frédéric Alstadt. C’était très différent du Willem Twee, où j’avais un trop beau piano, un Steinway, qui était un peu impressionnant, et que je n’osais pas démonter. Ici par contre je suis venue sans idées préalables, avec mon habitude d’improviser, et donc je me suis un peu perdue. Ce que j’ai fait pendant les trois jours de préparation n’avaient rien à voir avec ce que j’ai fait finalement pendant les deux jours d’enregistrement avec Fred. Il a beaucoup influencé le travail, il comprenait complètement ce que je voulais, ce que je faisais. On a vraiment réfléchi ensemble, sur le placement des micros notamment. Ma première idée c’était de faire deux faces de disque différentes, une plutôt acoustique et une plutôt électronique. J’ai un vieux synthé monotron avec lequel j’ai improvisé, en le branchant dans un énorme ampli Ampeg qu’on a placé sous la caisse de résonance de l’instrument. C’est avec ça que j’ai fait la moitié du disque en explorant les résonances. Tout ça était complètement improvisé, à part un morceau que j’avais déjà un peu en main. Le dernier morceau qui est plus calme est arrivé comme ça tout à la fin, quand j’étais un peu épuisée, et c’est finalement un de ceux que je préfère. Grâce à Fred, je me suis aussi restreinte à faire des morceaux, des choses plus courtes, plus concentrées, ce qui était assez difficile pour moi. Et le résultat de ces enregistrements est ce qu’il y a vraiment sur le disque, il n’y a pas de montage, pas de coupures.

C’est vraiment un processus qui a duré plusieurs mois, depuis les premiers essais que j’avais faits dans mon studio à Berlin. Tout est un cheminement, de choses ratées, jusqu’à cette après-midi d’enregistrement qui a donné le disque. Mais ça a été tout un chemin jusque-là, avec des échanges avec David et Thomas, qui devenaient un peu fous parce que je leur envoyais des trucs tout le temps. Mais au final, il y a des choses que j’ai choisies et des choses que eux ont aimées, et je trouve ça intéressant qu’il y ait ces deux perspectives. J’avais beaucoup aimé les autres disques du label qu’ils m’avaient fait écouter, j’y ai découvert beaucoup de choses qui m’ont plu, mais ce que je fais est très différent. Je suis donc contente qu’il y ait ces deux faces, une qui leur a parlé et une où je me retrouve pleinement dans mon jeu. Ça m’a aussi permis de fixer ce qui est mon jeu « habituel » et d’expérimenter avec des approches nouvelles. Les retours sont intéressants. Moi je trouve les pièces très hétérogènes, mais on me dit que le disque est très cohérent.

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pochette de l'album "Dissection lente d'un piano rouillé"

Ils m’ont vraiment soutenue et ils ont eu la patience de faire le cheminement avec moi. Et le travail que David a réalisé pour la couverture, je n’aurais jamais pu imaginer mieux que ça. C’était aussi toute une histoire, ce sont en fait des impressions en trois dimensions des cordes du piano sur lequel j’ai joué. Après le concert, il a coupé les cordes du cadre, qui partait à la casse, et il les a utilisées dans sa presse. C’est donc un véritable Gesamtkunstwerk, une œuvre totale. C’était aussi une première pour lui, une improvisation, il a eu l’idée sur le moment. Là aussi ça a été un travail commun, il s’est mis dans le processus et c’était un échange inattendu, très excitant. Jusqu’à la dernière minute, il ne savait pas lui-même si ça allait marcher.

Toute cette histoire finalement est une grande improvisation, une histoire de conte de fée où tout s’arrange tout seul. Et je suis contente aussi que ce ne soit pas un label spécialisé en musique improvisée qui sorte ce disque. C’est aussi une chance pour moi de pouvoir toucher un autre public, parmi les gens qui suivent le label Vlek.

Je ne sais pas encore ce que je vais jouer à Bruxelles, puisque les pièces du disque ne sont pas vraiment reproductibles. Je sais déjà que je vais jouer avec mon nouvel instrument, et avec le monotron, et reprendre les techniques que j’ai apprises pendant le processus.

(Propos recueillis à Berlin par Benoit Deuxant)

Anaïs Tuerlinckx sera en concert aux Ateliers Claus le 27 août dans le cadre des 10 ans du label Vlek. Le programme complet de la soirée est ici.

L'album " Dissection lente d'un piano rouillé" est disponible ici.

(Crédit photographies : Fabonthemoon, excepté enregistrement au Delta © Frédéric Alstadt)

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