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Critique

Un Oeil, une histoire: le tarot de l'art

Un Oeil, une histoire - Marianne Alphant et Pascale Bouhénic
Nous regardons sans cesse des images d’art. Elles façonnent notre sensibilité. Les historiens d’art, eux, ont transformé en métier l’étude de ce que nous apprend l’art sur la vie. Voici un formidable coffret de trois DVD: neuf historiens d’art nous parlent de ce qu’ils voient !
Ils et elles (six hommes, trois femmes) sont assises et alignent des images. Les ramassent, les mélangent comme un jeu de cartes. Ils étalent à nouveau les figures comme pour commencer une réussite. — Pierre Hemptinne

Ils les changent de position, les regroupent par deux, par trois, essaient diverses combinaisons, tantôt hésitantes, tantôt sans bavure. Ils les regardent surgir comme pour la première fois alors que ce sont eux qui les ont choisies, et ils (et elles) vivent avec ces images en tête depuis des années, elles viennent du plus profond de leur histoire. Bien qu’elles appartiennent à tout le monde, au domaine public et se présentent sous la forme de carte postale dont tout le monde peut faire l’acquisition, là, elles ont quelque chose de presque trop intime, de la même chair que ces mains et ces yeux qui les manipulent et les scrutent.Et l’on pourrait être gênés d’être témoin de cela, sous l’œil de la caméra.Chacun peut reconnaître certaines de ces images, de manière très précise, en avoir des souvenirs très personnels. D’autres, moins connues, évoqueront inévitablement des images similaires, apparentées. Finalement, elles nous regardent. Elles proviennent d’un imaginaire partagé, public. C’est pour cela que lorsque ces personnes parlent de la fabrication des images et de ce fabriquent les images, en exhibant ces quelques échantillons fétiches, ça nous concerne de si près. Nous participons aussi à ces jeux de construction.


Finalement, il faut y aller, sortir des préliminaires, entamer le récit de « comment on devient historien d’art ». Alors, les images sont regroupées en tas, et retournées une à une sur la table. L’homme ou la femme se penche, tourne sa langue, bégaie, roule des yeux, désigne des détails avec le doigt, essaie de dire quelque chose à propos de cette image. Et puis se lance. La plupart sont assis à une table nue, une table de travail, du genre bien faite pour disséquer textes et images. Derrière, en général, une bibliothèque bien fournie. Une manière de dire que toutes ces lectures irriguent ce qu’ils essaient de formuler, en constitue l’accès vers l’inconscience. Le simple regard sur les œuvres va sans cesse chercher des éléments narratifs, explicatifs, interprétatifs dans la quantité de choses lues et vues. Mais, caractéristique de ces neufs historiens (et historiennes) d’art, sans jamais rien figer. Leur récits ouvrent les champs, décloisonnent, entre les genres et styles, à travers les époques. D’autres ne s’adossent à aucun mur de livres mais sont dehors, en plein air, au jardin, entourés de bruits, de courants d’air, de lumières végétales ou minérales, ce qui n’est jamais qu’une autre forme de bibliothèque. Et quasiment aucun ne répond vraiment à la question. Même si certains éléments biographiques mettent sur la piste. Une mère qui peint. Un père qui emmène ses enfants au musée. Très tôt le plaisir de dessiner et de peindre. Des rencontres qui jouent le rôle de révélation. L’essentiel se trouve dans la configuration d’images qui s’installent sur la table, les relations qui s’établissent entre elles, décryptées par l’iconologie scientifique, mais en agrégeant les contextes, les circonstances émotives dans lesquelles elles ont été « trouvées », apprises », « ingérées ». Une sorte de mystère jamais éclairci qui continue à stimuler les recherches, à en élargir le spectre.

Et ça ne les cloue pas au bureau, ils bougent beaucoup. On les voit marcher, flâner dans la ville, dans les parcs, dans les musées. Ces derniers arpentés comme des terrains de prédilection, aux heures sans public, où l’historien d’art se réserve un face à face avec les œuvres comme on en rêve tous. Voilà les conditions idéales pour l’expérience esthétique, à comparer avec les conditions réservées aux millions de visiteurs qui défilent dans les grands musées. Marcher, s’arrêter, regarder. Certains aussi marchent beaucoup en forêt. Et l’on comprend que c’est aussi important pour la relation avec les œuvres d’art que la lecture, l’examen minutieux des peintures, sculptures ou installations. Chez l’un d’eux, l’on voit son regard pratiquer la même attention pour un détail urbain, un étal de pacotilles, que pour les images les plus consacrées. L’art est poreux, ne se comprend pas sans tout ce qui, autour, fait image avec lui, relie ces images artistiques aux autres flux qui forment d’autres représentations mentales, croisant les sources de l’imaginaire, faisant circuler des symboles, des convergences ou des antinomies. Une autre dira comment ce qu’elle regarde par la fenêtre, le monde cadré, relève du même registre cognitif que l’expérience esthétique face aux œuvres. Tous sont presque d’accord pour dire qu’on entre dans une œuvre, évidemment avec des repères construits relativement à certaines références historiques, mais aussi, surtout, par les détails, ce qu’il y a à côté, l’inaperçu, ce qui met en question. Une correspondance avec une autre image, un souvenir, un vécu personnel, la résurgence d’une lecture. Des parallèles avec des images isues d’autres mondes que celui de l’art. L’actualité, les camps, des cérémonies, des spectacles de la vie de tous les jours. « C’est avec ma propre fiction que j’explique comment la peinture fait quelque chose. » Une manière de souligner l’importance de ce que l’on est seul à voir dans telle ou telle œuvre et qui correspond à la création de l’œuvre par le spectateur. Beaucoup évoquent la tension entre les mots et les œuvres d’art et cette fascinante dynamique du « ça ne nous apprend rien, ça nous apprend à apprendre ». Et cette situation de cet historien d’art, d’origine roumaine, pratiquant plusieurs langues  sans les maîtriser et obligé sans cesse de traduire de l’une à l’autre les images perçues, aiguise le travail d’interprétation face aux œuvres, interprétation par laquelle tout un chacun crée de l’œuvre d’art, sécrète de la subjectivation. Sans asseoir aucune vérité. On écoute fasciné cet expert expliquer son coup de foudre, déterminant pour sa vocation, pour une sculpture de poutres métalliques jaunes, et sa conviction de voir, là, jaillir une danseuse. On croit à ce qu’il éprouve, même si la danseuse nous restera invisible.

Et voilà, ces neufs érudits et érudites, rejoignent l’extrême dépouillement et simplicité de celui et celle qui cherchent à comprendre quelque chose de tout cet héritage artistique qui ne cesse de croître, et nous montre, finalement, ce que nous faisons ou tentons de faire, au même titre qu’eux, à une autre échelle, interpréter ce que les artistes créent, assimiler quelque chose du système de relations entre toutes les œuvres d’art créées depuis que l’homme existe, pour en tirer quelques connaissances utiles à comprendre le monde. Et les images étalées sur la table, une fois la narration écoulée, ressemblent non seulement à une nouvelle œuvre singulière mais, comme le dit l’un d’eux, à une carte du ciel toujours à explorer, pour essayer de voir le passé et prédire l’avenir, appréhender notre devenir sensible. Leurs expériences de professionnels nous aident à frayer notre propre chemin, sans complexe, dans les œuvres qui nous font signes.


Pierre Hemptinne