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Critique

TRÈS TRÈS FORT

publié le

Il est préférable d’aborder Staff Benda Bilili par le biais du documentaire « La danse de Jupiter » (Renaud Barret). Ça évite d’en faire simplement une des dernières sensations musicales de Kin(shasa) et de folkloriser ce qui caractérise ce nouveau […]

 

staff benda bilili

Il est préférable d’aborder Staff Benda Bilili par le biais du documentaire « La danse de Jupiter » (Renaud Barret). Ça évite d’en faire simplement une des dernières sensations musicales de Kin(shasa) et de folkloriser ce qui caractérise ce nouveau groupe africain… Le film, qui n’est pas spécialement consacré à cet ensemble musical, permet de le découvrir dans son contexte général, les bidonvilles de la capitale de la République démocratique du Congo. Dans cette misère profonde, d’un dénuement extraordinaire, se développe une économie particulière de la musique comme une ultime culture de la dignité. Une activité qui permet de garder un but commun, travailler ensemble, se donner une discipline et voir au-delà des taudis, de la surpopulation et de la faim (comment nourrir tous ces enfants ?). En même temps, cette créativité engendre de nouveaux répertoires qui disent le quotidien post-Mobutu et font évoluer les traditions, essaient de prendre les choses en mains.

Les guitares sont fabriquées sur place, avec des matériaux de récupération, recyclage et débrouille. De nouveaux instruments voient le jour, inspirés de l’arc musical, en associant canettes trafiquées, bouts de bois et cordes (satongué). Quand les membres de Staff Benda Bilili se déplacent dans la boue, c’est une étrange procession, malhabile et majestueuse à la fois. Tous hémiplégiques des suites de la polio, ils se sont dotés d’engins surprenants, un mixte de chaises roulantes et de vélo, le pédalier adapté pour être actionné par les bras. Les plus nantis ont des versions motorisées. Easy Rider version handicapée et fauchée, mais quelle imagination ! Ils répètent à l’air libre, comme on se rassemble pour palabrer, sur des places, dans un parc ou le zoo. Leur chant a réellement des caractéristiques de chant communautaire, de chant spirituel. Il ne s’agit pas de chanter ensemble pour alimenter le répertoire d’un groupe musical (même si c’est aussi le but). C’est une pratique de chant qui les réunit dans le quotidien, par laquelle ils se créent une identité en délivrant au public (au monde) leur vision d’handicapés.

Et d’abord, aucun misérabilisme, ils ne pleurent ni ne quémandent, ils sont fiers d’être comme ils sont. Ils chantent, finalement, leur normalité. Ça fait chanceler un peu les étiquettes, les compartiments. Un de leurs titres est intitulé « Polio ». Un autre, qui a eu beaucoup de succès, invitait à participer aux premières élections démocratiques. La musique, dans le bidonville, veut aussi contribuer à changer les choses, en donnant une conscience citoyenne, politique, en luttant contre le sentiment que la pauvreté est fatalité. C’est une dimension plus éducative que directement politique et c’est peut-être lié à l’omniprésence d’enfants vagabonds, livrés à eux-mêmes (entre 30 et 50.000). La musique et la danse qui l’accompagne servent beaucoup à faire circuler des messages, des consignes, des idéaux (Staff Benda Bilili signifie regarder au-delà des apparences). Quand ils répètent, les frontières entre ce qui constitue le groupe et le public sont floues, elles se déplacent continuellement… La musique qu’ils cultivent est un de ces alliages enivrants, magnifiquement distillés, dont l’Afrique urbaine a le secret: rumba congolaise, musique cubaine, rhythm'n'blues, funk, reggae… Ça pourrait être un cocktail world frelaté, imbuvable, mais ça coule de source, frais et spontanément pétillant. Ils jouent habilement avec leurs références, sans complexe, en s’appropriant plutôt qu’en copiant. Le chant, qui veut mobiliser et propager un espoir, est radieux. Savoureux. La musique est certes tonique et endiablée. Les guitares givrées avec des solos rapides et bégayants, lyriques et dérapants, aux notes fluides et brûlantes, frappées comme celles d’un lamellophone.

Oui, il y a quelque chose de jubilatoire (c’est le mot que j’ai rencontré le plus pour caractériser leur musique). En même temps, c’est une joie dézinguée, une jubilation lestée de tristesse, de mélancolie. Ce n’est pas une musique pour faire la fête en oubliant la misère. Mais pour faire la fête avec la misère. Elle est là, elle pèse d’un poids énorme, omniprésente. Elle s’infiltre dans les notes. Dans ces improvisations sublimes et bancales, aux notes perlées, brillantes comme des merveilles de pacotille sur la corde unique du satongué. Une joie déchirée, déchirante. C’est très très fort !

 

Pierre Hemptinne

 

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