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Critique

DOG HOUSE MUSIC

publié le

FUNAMBULE SUR PEU DE CORDES

FUNAMBULE SUR PEU DE CORDES

1

 

Comme souvent, le 27 février dernier, l'information qui me semblait la plus intéressante se cachait en quatrième - et donc dernier - quart du JT de la mi-journée de la RTBF : une cérémonie avait eu lieu à l'Hôtel de Ville de Bruxelles à l'initiative de la branche belge de l'association Les Morts de la rue pour rendre hommage aux trente-deux personnes sans domicile fixe mortes en 2007 à Bruxelles des suites directes de leurs conditions de survie dans la rue (maladies mal soignées, violence, suicides, froid…). La plus jeune de ces personnes avait vingt-cinq ans, les plus âgées soixante-cinq. C'est bien sûr de leur vivant qu'on aurait dû s'occuper d'elles mais, dans un premier temps, attirer l'attention sur la terminaison dramatique et irrémédiable de leur présent permet déjà de poser un acte contre l'oubli et l'anonymat et de faire un premier pas pour tenter d'agir positivement sur le futur de leurs pairs encore en vie. L'espoir que d'une dignité minimale pour les morts découle, le plus vite possible, un respect maximal pour les vivants…

Quel rapport avec la chronique de ce disque? Vous ne lirez pas beaucoup d'articles sur Seasick Steve sans mention de son passage par « la rue ». Mention, car souvent cela ne va pas beaucoup plus loin : une info en passant, sans s'attarder, sans détail ni réflexion, ni sur ce que cela implique de concret, ni sur ce que cela représente de symbolique - pourquoi aux yeux du journaliste amateur ou professionnel qui recopie cette info dans la bio officielle du musicien, cela vaut la peine d'être retenu, d'être mentionné… Dans le pire des cas, on doit sans doute y voir poindre l'attrait du croustillant, du voyeurisme, de l'exotisme social. Dans le moins pire, on peut y lire entre les lignes l'équation implicite qui fait correspondre « vie dans la rue » et « authenticité musicale ». Ce qui n'est pas faux en soi, mais demande, à tout le moins, à être mis à l'épreuve de l'écoute - de la musique et du musicien. Il y a une cinquantaine d'années d'ici, pas encore âgé de quatorze ans à l'époque, Steve Wold fut prié de quitter la maison parentale et envoyé avec son baluchon et sa guitare le long des routes et voix ferrées du Sud des États-Unis. Même si la forme de précarité ambulante et par moments pas trop mal vécue des hobo's américains n'a pas nécessairement grand chose à voir avec la précarité urbaine et plus ou moins sédentaire des S.D.F. européens d'aujourd'hui évoqués dans le premier paragraphe de ce texte, la survie des uns comme des autres ne laisse pas trop de place à la béatitude romantique (« Sound romantic ? For the most part it was not ! Sleeping ruff. Going hungry. Working for handouts. Eating at the missions. Riding the rails. Playing on street corners, for your small change and MANY free stays in the county jails of America… And this is the “G” [= General audiences] rated version !!! » – biographie sur www.seasicksteve.com). Ni le petit conte de fées de Seasick Steve passant en quelques années des cachots des commissariats américains, des wagons de trains de marchandises et de ses points de chute de fortune (cinquante-six toits, plus ou moins étanches, en vingt-cinq ans de mariage avec sa femme) au Royal Albert Hall de Londres et à la visite quasi-mensuelle des studios, télévision et radio, de la BBC, ni la joie évidente du bonhomme de provoquer l'hystérie d'un public de gamins avec sa musique de vieux survivant ne doivent faire oublier la dureté du chemin parcouru - par lui, jadis, et par d'autres encore aujourd'hui. Pour les sceptiques et les darwinistes sociaux, on préconisera la vision forcée du documentaire « Rising Tones Cross » d'Ebba Jahn sur le saxophoniste free-jazz et ex-S.D.F. Charles Gayle.

2Et la musique alors ? À l'image de la pochette qui la protège (représentation stylisée d'une Dog House - niche - miniature en petits bois de récup': quatre allumettes pour les parois verticales, deux bâtonnets d'« Eskimos » pour le toit…), celle-ci transcende ses limitations: dénuement, voire pauvreté, des moyens (guitares à maximum trois cordes - Three Stringed Trance Wonder de son petit nom -, boîte en bois sous la semelle - Mississippi Drum Machine pour les intimes…), mais richesse et générosité débordante de l'expression. Ce qui frappe dès la première écoute du disque, c'est sa très grande variété. S'il n'y avait le fil rouge de la voix de Steve Wold et de la prise de son, on pourrait presque croire écouter une compilation. Une compilation plutôt bien foutue et cohérente mais une compilation quand même… L'album débute par un moignon (un os pour le chien ?) de Yellow Dog coupé court avant d'atteindre la minute et dont les guitares et les voix saturées ne sont pas sans rappeler Doo Rag (Bob Log III au milieu des années nonante avant qu'il ne se sépare de son comparse Thermos Malling pour continuer en solo). Une filiation punk / lo-fi peut-être héritée de cette époque où Steve travaillait dans un studio d'enregistrement de Seattle qui vit défiler e.a. Calvin Johnson, Bikini Kill, Modest Mouse ou Kurt Cobain…? Mais dès l'entame du deuxième morceau, le barbu grisonnant en salopette surprend une première fois l'auditeur par un Things Go Up calme, posé et lancinant, porté de bout en bout par une voix aussi chaude qu'assurée. On citera encore les morceaux comme Shirley Lou ou The Dead Song qui, tous deux en fin de disque, jouent la carte de la lenteur et de la pesanteur: des chansons hantées par une tristesse prégnante et bâties sur presque autant de vide que de plein, quasi autant de blancs et de silence que de notes et de chant. Et enfin, le clou de singularité du disque : un incantatoire Save Me en équilibre funambulesque sur la seule corde d'un diddley bow (instrument de l'Amérique des pauvres, d'origine africaine consistant en une seule corde – fil de fer, fil de pêche, voire morceau de chambre à air en caoutchouc – tendue entre deux vis sur une planche, et faisant parfois vibrer une boîte de conserve ou une boîte à cigares et jouée avec un slide en métal ou en verre). Tout au long de ce disque précieux, tardive trace matérielle d'une vie passée, au jour le jour, en compagnie de la musique, Seasick Steve, tout en en respectant les codes, sauve le blues de la muséification – et de la « paillettisation » - qui le guette régulièrement en y réinjectant de l'excitation, du vécu, de la sueur, des rires, des larmes, des hululements de loups et des aboiements de chiens bâtards. Et en faisant du bien au blues, l'homme s'est fait du bien à lui-même. La lumière irradiée par ses yeux, pétillants et malicieux, enfoncés derrière ses pommettes rebondies et légèrement couperosées, fait plaisir à voir !

Philippe Delvosalle