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Critique

TRANSACTIONAL DHARMA (THE)

publié le

Le label Ghost Box, l’invention d’une nouvelle nostalgie

 

 

« (…) Pour user d'une terminologie naïve en accord avec des sentiments naïfs on pourra dire que l'événement qui s'est produit n'est pas le bon ; le bon événement, l'événement qui aurait seul le droit de se dire véritablement réel, est justement celui qui n'a pas eu lieu, étouffé avant de naître par son double truqué. L'événement réel, au sens courant du terme, est ainsi toujours l'autre du bon »
(Clément Rosset dans Le Réel et son double)

gbGhost Box est un label dont les artistes – Belbury Poly, Focus Group, Advisory Circle, etc. – partagent une même fascination pour les sons anciens, délaissés, oubliés, des instruments électroniques de collection, ainsi que pour un folklore anglais disparu, et trouvent, comme leurs collègues du label Trunk, une même source d’inspiration dans la library music qui constituait la musique de fond de la radio et de la télévision de leur enfance. Ils produisent une musique de recyclage, donc, réutilisant ces objets abandonnés, ces détritus culturels dont plus personne ne veut, pour créer une des musiques les plus intéressantes de ces dernières années, mais aussi une de celles qui posent le plus de questions. Par-delà leur diversité musicale, la plupart de ces groupes produisent tous une musique qui est à la fois extrêmement pop, et extrêmement expérimentale. Si elle peut sembler totalement familière à première écoute, et ses sons nous paraître connus depuis toujours, sa forme est toutefois essentiellement neuve. À travers le collage, la relecture, la citation, le sampling, ils confectionnent à partir de fragments du passé une musique qui est incontestablement actuelle. Malgré la part de nostalgie indiscutable de leur démarche, ils sont à l’opposé d’une reproduction pure et simple des temps anciens; il n’y a chez eux aucun désir de revival mais au contraire la présentation du passé comme quelque chose dont il est impossible de se défaire. Quelques critiques ont élaboré à propos de la musique du label – et d’autres genres musicaux comme le Dub ou le Dubstep – le terme d’Hauntology, emprunté à Derrida dans sa traduction anglaise. Ce terme-valise qui combine les propriétés de l’existence, l’ontologie, avec la présence des fantômes, était à l’origine destiné à désigner la permanence de l’Histoire, sous une forme spectrale, dans tout ce qui fait le présent.

Il y a chez les artistes du label Ghost Box - et dans le label lui-même - une approche du passé qui est extrêmement neuve et qui tranche par rapport à l’usage qu’on faisait de lui jusqu’ici. Depuis l’invention de l’enregistrement, le rapport au son - présent comme ancien - a été totalement bouleversé, et la simple méthode de conservation qu’étaient à l’origine le disque ou la bande magnétique, sont à présent devenus des objets dynamiques, et ont initié des pratiques qui ne servent plus seulement – voire plus du tout – à perpétuer le passé, mais au contraire à le réinterpréter, à le remodeler. Si la manière dont la musique évoluait autrefois était avant tout placée sous le signe de la transmission, de l’imitation, ou d’un progrès continuel menant à l’instauration d’une modernité, elle est aujourd’hui fort différente et on assiste à un positionnement très différent des artistes actuels par rapport à ceux qui les ont précédés. Ceux-ci, à présent réifiés, rendus disponibles, sont transmutés d’exemples spirituels qu’ils étaient autrefois à une forme de réserve physique de matériaux à recycler. Il ne s’agit plus de marcher dans les pas des maîtres anciens, ni de prendre leur place, mais de dialoguer avec leurs fantômes, avec les traces qu’ils ont laissées derrière eux sous forme d’enregistrements.

Nous ne sommes plus aujourd’hui condamnés à répéter le passé. Paradoxalement à force d’y avoir accès, et de pouvoir en disposer à notre guise, nous sommes aujourd’hui plus que jamais appelés à en faire autre chose, à le recombiner radicalement pour le projeter dans le présent. On ne peut se contenter de le rediffuser, comme un feuilleton qu’on reprendrait inlassablement, année après année, sans y changer une virgule. Il faut au contraire marquer sa propre présence, la présence du présent, et signifier que ce qui revient n’est plus le même, que la réminiscence n’est pas intacte, laissée intouchée par les acteurs du présent. Ceux-ci doivent rendre visible leur travail par des traces de leur passage, des empreintes de leur ouvrage, qui dépassent du produit fini, presque mal fini exprès justement, pour qu’à travers les plis on découvre les coutures, les raccords, les collures, et qu’on distingue l’avant de l’après, l’œuvre du passé et celle du présent.

Les différentes approches du passé doivent alors choisir, et prendre l’une des formes suivantes, parfois totalement opposées. A travers l’hommage, le pillage, le respect ou la haine, ce sont des attitudes face à l’histoire qui sont en jeu. Il peut s’agir de nostalgie, de regret pour quelque chose d’impossible à reproduire,un paradis perdu, une Arcadie qu’on ne peut qu’imiter imparfaitement. Ou au contraire d’un de ces revivals, d’une de ces Renaissances, qui prétendent réactualiser une période donnée, un âge d’or érigé en modèle et qu’on affirme être en mesure de rendre à l’identique, et de poursuivre. Il peut s’agir enfin d’une forme d’amnésie qui ferait qu’on décalque un passé déjà arrivé parce que justement on a oublié qu’il avait déjà eu lieu, et qu’à travers sa répétition on déplace des phénomènes d’une réalité disparue à un contexte nouveau. Toutes ces approches sont bien sûr cristallisées dans le recyclage, le sampling, le détournement créatif du son fixé. Immortalisé et sans cesse détourné à la fois, le son ainsi conservé subit par cette intervention technologique une distorsion temporelle qui en change totalement la nature. L’échantillonneur, loin d’être un archiviste, est au contraire un opérateur, un « dislocateur », ce qu’il touche ne sera plus jamais le même, ce qu’il semble avoir fixé est au contraire mis en mouvement.

Bien sûr le cas du label Ghost Box et de ses artistes est encore plus particulier. Le passé qu’ils remodèlent est une forme supplémentaire de distorsion. Leur nostalgie est en effet dirigée vers un futur perdu et non vers un quelconque passé. Ce qu’ils cherchent à reproduire, ou tout au moins ce à quoi ils rendent hommage, est avant tout une vision de l’avenir tel qu’il était présenté dans les années soixante ou septante, une forme d’utopie remplie de promesses devant faire oublier la grisaille de la guerre froide, et ses angoisses. C’est cet avenir radieux, ce nouvel âge d’or qui était alors naïvement annoncé, un monde de paix où la maladie, la pauvreté, la guerre, la mort même, n’existerait plus, où chacun possèderait une voiture volante et passerait ses vacances sous l’Océan ou sur la Lune. Plusieurs générations atteindront ainsi le mythique An 2000 pour voir ces prédictions passer bien à côté de la marque. Comme le chante Mike Ladd sur « 5000 Miles West of the Future », nous avons été bien eus, et n’avons pas reçu notrejet-pack ou nos colonies sur Mars, « comme ça devait être ». La fascination de Ghost Box pour la technologie, la « magie de la science », reflète avant tout une attirance pour l’Utopie dans le sens de l’utopie qui a mal tourné. Il faut y percevoir une forte dose d’ironie, et non une suspension même temporaire du doute ou du scepticisme, comme le demandaient en son temps les visions futuristes qu’ils calquent. Nous avons été eus, menés en bateau, et la reproduction, la reconstitution, de ce destin manqué est ici une manière de dénoncer cette réalité hantée par les ombres de nos espoirs déçus. Mais cette manière de préserver le souvenir de ce futur non-advenu, est aussi le moyen de poursuivre l'utopie, et au-delà de tout cynisme facile, de reprendre l'avenir en main, contre un présent dont on ne peut se satisfaire.


Benoit Deuxant

 


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