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Critique

Plantes pionnières : « Wild Plants » de Nicolas Humbert

Nicolas Humbert - "Wild Plants" - (c) Close Up Films
Un Amérindien du Dakota, un ensemenceur clandestin à Zurich, un couple de jardiniers à Detroit et les membres d’une coopérative maraîchère à Genève parlent de leur relation à la terre et au végétal. Avec des mots et avec les mains, par les gestes filmés de leur travail quotidien.

Sommaire

Brigitte Fontaine et Areski Belkacem, « Le petit brin d’herbe », 1977

Je ne crois plus qu’en un petit brin d’herbe
Oublié sur la voie ferrée
Je ne crois plus qu’en un petit brin d’herbe
Ressuscité au milieu des pavés
Toi tu l’arraches avec tes bulldozers
Roi de l’or
Esclave de l’or

Toi tu l’enterres avec tes quatre hivers
Fils de la mort
Et père de la mort
Moi je te hais depuis le fond des âges
Mais quand même dans mon désespoir
Je t’aimerai toujours bien davantage
Que toi tu n’aimes
Sous ton parasol noir

Je ne crois plus qu’en un petit brin d’herbe
Oublié

Au milieu des années 2010, le cinéaste Nicolas Humbert se demande quel sujet lui permettrait, par le biais d’un film, de « parler d’espoir, de possibilités de vie et d’approches permettant de transformer l’état actuel du monde – précisément une époque qui, souvent, peut sembler vraiment sombre en raison de ses nombreux scénarios de destruction ». Pour Wild Plants (Suisse-Allemagne, 2016), il décide de partir en Suisse et aux États-Unis à la rencontre d’une poignée d’individus, de petits groupes et de collectifs qui entretiennent un rapport intense à la terre via l’amour des plantes.

Le point de départ de la réflexion du documentariste peut faire penser à la question qui sous-tend la construction du documentaire à succès Demain (Cyril Dion et Mélanie Laurent, France 2015) : « Et si montrer des solutions, raconter une histoire qui fait du bien, était la meilleure façon de résoudre les crises écologiques, économiques et sociales que traversent nos pays ? » À part une étape des deux équipes de tournage à Detroit, les ressemblances s’arrêtent là. Là où Demain appuie très fort sur la lisibilité du sens et l’efficacité didactique de son récit (interviews d’experts, chansons à texte surlignant le contenu des séquences, structure en chapitres, informations reprises en incrustations textuelles dans l’image, etc.), Wild Plants joue la carte du sensible, du poétique, d’une structure plus libre et parfois même empreinte de mystère. Cadrant avec le même brio les paysages en plan large et les mains et gestes en gros plan, Nicolas Humbert et Marion Neumann – sa complice derrière la caméra – donnent un tout autre registre à la parole. Ils font entendre des pensées et des visions du monde qui ne sont pas théoriques mais qui naissent – qui poussent – dans la terre, après des milliers d’heures passées pour chacun des intervenants du film à préparer la terre, à semer, à sarcler, à observer les plantes qui poussent et celles qui ne poussent pas, à apprendre à les connaître, à récolter et récupérer leurs semences, etc. – et, surtout, à travailler, observer et réfléchir dans un même élan.

La bande-son du film partage avec eux ce même rapport sensoriel à la nature et au monde qui nous entoure : deux capsules séchées de graines de coquelicots se transforment en maracas, l’entrechoquement de bûches d’essences et de degrés de dessiccation différents produit des sons qui, mis en boucle, donnent la base rythmique d’un morceau rock qui se déploie progressivement, etc. — Philippe Delvosalle

Cyclique et non linéaire

Les cycles (de la vie, de la transformation de la matière organique, des saisons, etc.) sont omniprésents dans le film et inspirent aussi sa construction (des retours fréquents et très libres sur les mêmes lieux et protagonistes). En chargeant sa brouette de compost, Andrew Kemp, jardinier-philosophe de Detroit, raconte « être en contact avec ce cycle, accepter la vie et ce que nous appelons la mort... puis voir que rien ne meurt mais que tout se transforme, [et que] cela m’aide de savoir que je fais partie du même cycle ». Pour Kinga Osz, jeune femme d’origine hongroise établie à ses côtés dans la ville postindustrielle en ruines, « Le cœur de tout est le compost. Jusque-là pour moi, les choses avaient un début et une fin, mais par le compost j’ai compris qu’il n’y avait que des étapes le long d’un cycle de vie. » Pour l’activiste amérindien Milo Yellow Hair (un ancien de l’insurrection de Wounded Knee en 1973) : « Nous sommes aussi des plantes et il nous faut soixante-dix à quatre-vingts ans pour nous transformer. » Quant à Maurice Maggi, le Guerilla Gardener de Zurich, il utilise les mots perpetuum mobile, mouvement perpétuel, pour évoquer cette histoire qui n’a ni début, ni fin.

« Les plantes pionnières sont mes camarades politiques. »

Filmé souvent de nuit, lors de ses sorties clandestines, Maggi sème sans autorisation des chardons, des mauves, des citrouilles, des radis, des poireaux, etc. sur les terre-pleins, les trottoirs, dans les no man’s land et les interstices de sa ville. « Les plantes pionnières sont l’avant-garde des plantes. C’est dans ce sens que je me sens lié à elles. Avec les années, on apprend leur langue, c’est comme une relation. »

Le terme wild plants, plantes sauvages, mauvaises herbes peut s’appliquer autant aux végétaux eux-mêmes que, par rebond, à ceux qui les chérissent, un peu à l’écart des normes de la société dominante. La part politique du film transparaît dans les nouvelles relations que leurs actes mettent en branle autour des questions d’argent, de choix des modes de production et de distribution (« Aux États-Unis, un fruit qui ne vient pas d’un magasin est considéré comme sale – et comme non comestible – par beaucoup de gens. ») et de rythmes de vie (« Dans ma vie j’aime ralentir, prendre le temps de vivre. Et qui mieux que les végétaux peuvent nous apprendre ça ? Même si tout n’est pas rose, que ça n’a rien à voir avec l’idéal judéo-chrétien/Walt Disney : les végétaux aussi se font la guerre ! »).

Nicolas Humbert - "Wild Plants" - (c) M. Pitteloud / Close Up Films _3

Et Milo Yellow Hair d’ajouter :

[En étant en contact avec le cycle de la nature] vivez la vie. N’ayez pas peur. Notre problème c’est les gens qui ont peur et qui ont les armes et l’argent. Si eux ont peur, c’est la société qui en pâtit. — -

Il aura fallu au cinéaste dépasser la méfiance de certains de ses intervenants, comme les jeunes horticulteurs militants des Jardins de Cocagne à Genève : « Avec Marion Neumann, la cadreuse du film, nous avons plusieurs fois participé aux travaux des champs et aidé à la récolte de carottes et de plantes avant que le tournage ne commence. Il s’agissait vraiment dans un premier temps de se faire connaître et de gagner leur confiance. Ils avaient une position très critique vis-à-vis de tout ce qui est lié aux médias et au cinéma. Il a d’abord fallu bien clarifier que mon projet n’avait rien à voir avec la télévision normale et que le travail sur le film devait réellement être un projet commun. C’est en cela qu’il est important pour la réalisation d’un tel film d’avoir du temps, afin qu’une proximité puisse s’installer, permettant ensuite de parler librement. » (Nicolas Humbert, livret du DVD)

Philippe Delvosalle