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Critique

RETURNAL

publié le

L'autobahn à travers le grand canyon...

 

 

 

 

 

Avant même que Kraftwerk n’enfonce le clou avec son album Autobahn, on parlait du Krautrock comme d’une musique d’autoroute, une musique motorik, idéale pour accompagner de longs et monotones trajets en voiture. Le rythme hypnotique, ultra-répétitif de Neu! ou de Can évoquait alors le même sentiment contradictoire, à la fois immuablement statique et inlassablement ultra-rapide, qu’on  ressent après quelques kilomètres interminables de routes uniformes. Quand on l’interroge sur ses influences, Daniel Lopatin – désormais connu sous le nom de Oneohtrix point never – parle lui-aussi, avant même de citer le moindre musicien, de ses longues ballades en voitures dans la campagne paumée d’où il provient. Le mélange parfait entre la musique électronique et le rythme obsédant de la conduite automobile a selon lui mené à la musique qu’il fait aujourd’hui. Ce n’est toutefois pas la frappe stricte des batteurs du Krautrock qui l’inspire mais bien les nappes de claviers extatiques de la Kosmische Muzik de Klaus Schulze, de Tangerine Dream, ou de Popol Vuh, plus que les formations rock à guitares. Ses morceaux sont construits par empilage, en accumulant des nappes de drones électroniques les unes par-dessus les autres, mais surtout agrémentées d’arpèges telles qu’on n’osait plus en faire depuis longtemps. Par un effet anachronique intéressant, c’est sur des synthétiseurs typiques des années 1980 – Yamaha, Akai, Roland - qu’il revisite la musique planante des années 1970. On se trouve ici dans un univers hybride, un peu bancal, une dystopie composite qui rassemblerait des éléments qui étaient censées ne jamais se rencontrer : Terry Riley et Edgar Froese, A-Ha et Peter Rehberg. Le résultat est étrangement mélancolique, nimbé d’une nostalgie insaisissable pour un paradis perdu de néons criards, de trains à grande vitesse, de voitures volantes en plastique. Comme chez les Anglais du label Ghost Box on vogue en plein rétrofuturisme; comme eux, on lamente la perte de quelque chose qui n’a jamais eu lieu. Ici on assiste à une évocation, une reconstruction même, des années 1980 telles qu’elles ont pu être vécues par des gens nés à cette époque et qui, avec un regard d’enfant, pouvaient prendre les paillettes vidéos de MTV autant au sérieux que s’il s’agissait de documentaires.

Comme Oneohtrix point never, Emeralds s’est retrouvé, avec d’autres groupes, rangé sous l’appellation d’hypnagogic pop, du nom de cet état de conscience intermédiaire entre le sommeil et la veille. Par-delà le buzz journalistique que le terme trahit, il y a effectivement quelque chose dans leur musique qui la rapproche de ces visions flottantes, de ces images à la fois floues et hyperréalistes, qui s’insinuent dans la conscience tandis qu’elle passe d’un état à l’autre. Mais au delà de cette part de rêve, il y a avant tout un rapport à l’histoire, au passé, extrêmement marqué, qui n’a toutefois rien a voir avec une tentative de revival. Encore une fois, comme dans d’autres genres musicaux nostalgiques – l’hauntology par exemple –, on assiste ici à la fétichisation totale d’une époque, vue à travers les médias qui l’ont fabriquée, la télévision comme la video VHS, le magazine en papier glacé et le fanzine photocopié. Le but n’est pourtant pas de l’imiter. Filtrée par la distance, cette vision tronquée des années 1980 cherche à correspondre à l’image hyperbolique qu’en donnait la pop de l’époque: plus brillante, plus rapide, plus séduisante que la réalité, et confortablement synthétique. La pop mainstream d’alors avait une innocence totalement cynique, et une capacité à célébrer le trivial que David Keenan résume dans le magazine The Wire sous le terme de « cheap grandiloquence ». A travers le choix de cette vision du monde comme archétype de l’espoir déçu, de l’age d’or disparu, on assiste avant tout à une célébration d’un passé mythique, en réaction à la réalité contemporaine. Plus qu’une simple forme d’escapisme, d’évasion exotique, il faut y voir le regret idéaliste d’une vitalité, d’un optimisme, même futile, et d’une ambition qui contrebalance la médiocrité qui l’a remplacée à leurs yeux.

Emeralds a publié avant cet album plus d’une trentaine de disques, dans un style combinant noise et ambient psychédélique. Comme le Returnal de Oneohtrix point never, ce nouvel album - Does it Look Like I’m Here -  est sorti sur le label Mego, un label qui se concentre d’habitude sur des artistes plus «typiquement» expérimentaux, et généralement plus européens. C’est l’occasion pour eux de toucher un public différent, de s’infiltrer sur un autre terrain, mais aussi de marquer leur nouvelle approche musicale, plus concentrée, plus directe; là où, autrefois, ils auraient pris une plage entière, les morceaux ont ici un format court, le son est clair, précis, et rompt avec le flou artistique des précédents et avec les drones noyés de reverb typique de la scène psychédélique américaine.

Inca Ore est issue de cette même scène, qui va des Skaters à Ducktails, à cheval sur deux décennies contradictoires, qui prononce le krautrock avec un accent new wave, et bricole une Kosmische Musik avec les moyens du bord. Néanmoins, si elle s’aventure sur les mêmes terrains qu’Emeralds et OPN - la décomposition, la détérioration des sources sonores, la mise en avant des bruits parasites - elle conserve, elle, l’aspect primitif et résolument lo-fi de ses débuts. Au lieu de reproduire le confort angoissant de la plastic pop, l’esthétique glacée et clinquante des machines synthétiques, elle prend le parti d’une pop mutante, dégénérée, retournée à l’état sauvage, et esquisse des chansons tribales, un peu effrayantes, un peu enfantines. Ici c’est la voix qui est mise en avant, au service de textes dédiés à ses voisins, une famille chinoise, les patients d’un hôpital psychiatrique, une voyante extralucide, etc. L’album sonne comme une cassette trouvée, et on ne sait pas toujours, derrière le son pourri de la bande qui siffle, si ce qu’on entend est une berceuse ou un hurlement.

Benoit Deuxant

 

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