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Critique

J'AIME PAS MANUEL J. GROTESQUE

publié le

« C’est assez simple de jouer de la guitare ! Les cordes minces produisent des sons aigus et les grosses cordes épaisses font des sons graves. Et si tu joues du côté où tu grattes les cordes, le son est plus aigu qu’à l’autre bout du manche… Ah, oui ! […]

 

 

« C’est assez simple de jouer de la guitare ! Les cordes minces produisent des sons aigus et les grosses cordes épaisses font des sons graves. Et si tu joues du côté où tu grattes les cordes, le son est plus aigu qu’à l’autre bout du manche… Ah, oui ! Et si tu veux jouer vite… joue vite; et si tu veux jouer lentement… ralentis. C’est aussi simple que ça » (David Fair dans le documentaire The Band That Would Be King).

 

Au début du documentaire de Jeff Feuerzeig (futur réalisateur de The Devil and Daniel Johnston), Ann Fair, une dame d’un certain âge, assise à côté de son mari sur le sofa d’un living room middle class, déclare très fièrement qu’on raconte que la maison familiale bicentenaire dans laquelle se déroule l’entretien a été baptisée « lieu de naissance du punk rock ». En effet, vers 1974-1975, suivant les traces de pas d’une poignée d’éclaireurs locaux tels que le MC5 et les Stooges, ses deux fils David et Jad Fair ont fondé à Ann Harbor, dans le Michigan, dans une chambre de leur maison d’enfance (celle évoquée douze ans plus tard dans la chanson « Sex At Your Parents’ House » ?), leur groupe Half Japanese. Presque sans connaissance instrumentale préalable, les deux frères et leurs premiers complices vont ressusciter – probablement sans tout à fait se rendre compte de la portée à venir de leurs intuitions – une certaine pratique du rock où l’urgence et l’énergie passent à tabac toutes les tentatives pour faire reconnaître cette musique d’adolescents en tant que forme noble ou académique, lesquelles étaient en train de plomber une grande part du rock du début des années 1970. Et dans ce punk pas encore baptisé comme tel, il n’y a pas encore de normes ou de clichés, de formes ou d’uniformes : il y a encore toute la place pour leur spontanéité et leur singularité. En premier lieu, la voix reconnaissable entre mille (nasillarde, enfantine, à la lisière du parlé… ) de Jad Fair, mais aussi une approche factuelle de saynètes souvent faussement banales, dont Lester Bangs considérera l’écriture comme héritée du regard et de la syntaxe de Lou Reed (« I walked to the chair / Then I sat in it » pour le New-Yorkais, tel que cité par le critique rock; « And I said : ‘Frankenstein, you must die!’ / And I shot him » pour les jeunes provinciaux en 1982). Avec, de leur propre aveu, deux sujets de prédilection pour la grande majorité de leurs chansons : « love songs and monster songs » (inspiration au long cours comme en témoigne l’album Jad and David Fair Sing Your Little Babies To Sleep, abécédaire de chansons de monstres, de A comme « Abominable Snowman » à Z comme « Zombie », en 1998).

 

Une montagne américaine au-delà de la naïveté

David Fair avait très tôt affirmé son intention de quitter le groupe à l’âge de 30 ans, il tient parole en 1984. Jad Fair, lui, continue sous la bannière Half Japanese, accompagné par d’autres amis. Mais sous son nom également, suite à ses rencontres avec des musiciens tels que Daniel Johnston, Moe Tucker (la batteuse du Velvet Underground), Kramer (grand manitou du label Shimmy Disc), Naofumi Ishimaru (Yximalloo), R. Stevie Moore, Jason Willett, Yo La Tengo, les Pastels ou Teenage Fanclub… Il poursuit également ses activités graphiques : dessins au marqueur et d’impressionnants découpages. Sans jamais vraiment exactement en faire partie – en tout cas, sans jamais s’y retrouver enfermé – Jad Fair aura proposé une musique qui aura successivement fait écho au punk américain à la fin des années 1970, à l’underground des microlabels de mail art et d’échange de cassettes dans les années 1980 et au grunge et à la lo-fi (comprenez: basse fidélité) du premier tiers des années 1990. À ce jour, sa discographie rien qu’en terme d’albums (LP et CD) – en laissant même de côté les cassettes des premiers temps et les « disques » immatériels en fichiers .mp3 de l’époque récente – compte au moins une soixantaine de titres, des plus pop et des plus rock aux plus expérimentaux. Au cours des quatre années 1996 à 1999 – ses plus productives – il sort une vingtaine d’albums dans une dizaine de configurations différentes. Comme Ernest Noyes Brookings (1898 – 1987) qui, dans le cadre des ateliers de création Duplex Planet animés dans la maison de retraite où il séjournait à Boston, écrivit plus de 400 poèmes au cours des sept dernières années de sa vie, sur des sujets tels que les lacets, les baisers, la calvitie, la vitesse du son, les abeilles, Bob Hope ou le Président Truman, Jad Fair (qui a souvent chanté / déclamé les miniatures de Brookings) dresse – au travers d’objets du quotidien (robes, pyjamas, pâtisseries, etc.), de personnages fictionnels ou historiques et de situations-clés du vivre ensemble (fêtes de toutes tailles et en tous genres) – un passionnant relevé d’un certain paysage mental nord-américain, très largement partagé par ses compatriotes (et, depuis au moins 60 ans, de plus en plus par le reste du monde).

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Ascension lente ou parachutage dans la rocaille

Les 109 chansons de la triple compilation Beautiful Songs ouvrent peut-être un sentier d’accès idéal au néophyte pour lui permettre d’explorer patiemment ce corpus imposant. Jad Fair en a lui-même sélectionné les morceaux, veillant à en choisir au moins un de chaque album afin de donner une idée de l’étendue de son œuvre protéiforme de workaholic. Enchaînées, non dans une optique chronologique ou « cadastrale » (groupe par groupe, projet par projet), les chansons ont plutôt l’air de chercher à rompre tout risque de monotonie en se répondant par le virage, le saut, le dérapage et le changement de perspective. Au-delà de la cohérence des sujets, c’est la voix de Jad Fair qui fait le lien.

Les quinze morceaux de His Name Itself Is Music (son dernier album) sont d’un abord plus déstabilisant, voire parfois même carrément crispant. Il s’agit d’un disque solo au sens le plus strict du terme, bricolé en superposant des éléments sonores dont la source est souvent à chercher au plus près de son corps: sa voix, porteuse de texte, régulièrement du côté du spoken word, parfois modifiée par quelques effets d’écho ou de reverb, parfois du côté du cri et de la saturation, quelques boucles et percussions éparses (acoustiques, numériques ou vocales: cymbales, boîtes à rythmes chétives et accentuation des bilabiales occlusives vers un certain human beatboxing). Flirtant avec la forme de la comptine, notamment par la répétition (« Chocolate pie / Lemon pie / Apple pie / Blueberry pie »), les morceaux les plus réussis tels « Let’s Go Down To Brass Tacks » et « There Are Blue Skies [/ Where there once were grey skies] » sont ceux où l’apaisement domine désormais, mais qui baignent encore partiellement dans l’ombre du nuage des bad times passés.

 

Lointain cousin français

mjgLes chansons de Manuel J. Grotesque entretiennent des liens certains avec celles de son aîné Jad Fair grâce à la présence de quelques monstres (« Zombi sentimental » ou « Le Fils de King Kong »), mais aussi en dépit du fait que leur type d’humour – et la place qui lui est dévolue – soient différents. Le CD-mp3 qui compile dix années d’albums gravés et/ou mis en ligne sur Internet (de 1999 à 2009, soit plus de 150 morceaux) traduit lui aussi une démarche où l’accumulation fait partie intégrante du projet et où le songwriting a plus à voir avec la cueillette (savoir saisir ce qui est à portée de main) qu’avec l’orfèvrerie : sauter au-dessus de quelques barrières du « ça-ne-se-fait-pas » est hautement jouissif et le passage à l’acte compte autant que le résultat final. Dans un monde très animalier (peuplé de vaches carnivores, d’abeilles célibataires, de pandas punk et autres crabes-tambour et requins-tigres) mis en mouvement et en interaction, parfois là où l’improvisation ou la spontanéité rejoignent le non sense, par des rimes faciles outrageusement assumées (« C’est un sanglier Mingus / Dans la Baie des eucalyptus / Il n’a pas de chance / Il est russe ») Manuel J. Grotesque torpille les critères habituels de tri entre chanson réussie et ratée. Comme le clame clairement le titre de ce disque (qui n’est pas qu’un clin d’œil ou une provocation), on peut rester totalement en dehors de l’univers de Grotesque, mais sinon, pour chaque morceau qui nous fait soupirer et hausser les épaules, il y en a très vite un autre à prendre sa place et à tenter de nous faire sourire ou réagir. Même si 120 chansons exaspèrent ou indiffèrent un auditeur, cela lui en fera toujours plus de 30 à écouter (en tout cas si « La Police (du disque) » ne fait pas d’excès de zèle). La quantité change ici aussi le rapport à la qualité.

Philippe Delvosalle

 

 

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