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Critique

AIR IN THE SAND (THE)

publié le

Les field recordings sont manipulés, obscurcis, émoussés par les méthodes d'enregistrement, rendus presque abstraits ou accentués. Le résultat est délicatement musical, les timbres choisis et les atmosphères libérées apaisent autant qu'elles […]

Les field recordings sont manipulés, obscurcis, émoussés par les méthodes d'enregistrement, rendus presque abstraits ou accentués. Le résultat est délicatement musical, les timbres choisis et les atmosphères libérées apaisent autant qu'elles interpellent. Mais un trouble sinon une inquiétude se dégage aussi au détour de certaines ambiances. Les sons ne sont pas agressifs, plutôt discrets même, mais ils nous plongent dans des mondes incertains.
A l'origine, les sons de « The air in the sand » proviennent de plusieurs sites naturels : bords de mer, forêts, alentours de cascades, zones pluvieuses, insectes dans la nuit…. Loren Chasse tend son micro qu'il qualifie souvent “ d'extension physique de l'oreille ” et ensuite il procède à plusieurs manipulations de filtrage et d'amplification sur les éléments qu'il a captés en ces lieux.
Il s'attache à activer les sonorités des objets et des êtres qui peuplent un espace particulier. Le diorama étant   ici une scène en trois dimensions, un microcosme où interagissent différents éléments, certains naturels, d'autres qui ont échoué sur cette scène, et d'autres encore qui ont été subtilement réinjectés dans le lieu par le musicien. Pour ce faire il sélectionne et amplifie les sons qu'il estime essentiels et les rediffusent une fois traités sous forme de drones  et de textures dans les lieux d'origine. Une part de son travail consiste à observer la curieuse « alchimie qui prend forme lorsqu'un lieu s'écoute faire du son ».
L'auditeur peut s'immiscer dans des lieux réinventés où les sons d'origine prennent une étrange tournure. La musicalité est imperceptiblement exacerbée, ce qui semble contradictoire. Ces nouveaux paysages prennent parfois l'allure d'organismes génétiquement manipulés. La mer se fracassant est ainsi mise en phase avec le chant d'insectes nocturnes et d'autres exemples de relative incongruité ou de nouvelle fraternisation sonore émergent tout au long de cet album captivant.  

Loren Chasse est à la fois artiste sonore et éducateur, il enseigne dans les écoles publiques de San Francisco, où il tente d'intéresser ses élèves à tous les moyens de pratiquer une écoute active et imaginative. Il emmène volontiers ses élèves écouter les paysages, les invite à décrire par l'écrit, la parole ou le dessin le monde sonore qu'ils ressentent. Il aspire à donner à ses étudiants et aux enfants de ses classes tous les outils nécessaires, conceptuels et pratiques, pour aborder le « son » en tant que phénomène privé et public dans le monde qui les entoure.
Sur son site www.23five.org il rend compte de nombreux exercices acoustiques qu'il pratique avec ses élèves de manière à stimuler leur écoute imaginative, et à s'investir eux-mêmes dans la création sonore à partir d'objets trouvés dans des sites « naturels ».

La production discographique de Loren Chasse est dispersée sous de nombreuses appellations qui illustrent des thématiques et des projets sonores voisins. Son attirance pour les sons trouvés, il la développe seul ou aux côtés d'autres musiciens, par exemple sous les noms suivants : COELACANTH (3 albums à la Médiathèque), THUJA (4 albums à la M.) THE BLITHE SONS (2 albums à la M.), ID BATTERY (2 albums à la M.), THE CHILD READERS, ou encore OF, dont nous n'avons pas encore d'exemplaire.
Chaque album est très singulier mais tous contiennent cette volonté de jouer à l'infini avec les éléments sonores de lieux naturels différents, qui souvent s'interpénètrent, avec parfois même des traces d'humour surnaturaliste. Loren Chasse, seul ou accompagné, sème le doute chez l'auditeur quant à l'origine naturelle, électronique ou parfois instrumentale des bruits pour activer chez lui cette faculté, infinie elle aussi, d'imaginer les mondes qui se cachent derrière ces contours trop flous. Chaque auditeur au-delà des bruits compose son propre poème sonore. « C'est une musique quasi psychogéographique […] ou du moins psychoacoustique (au sens que John Duncan [voir aussi ce bruyant musicien] donne au mot) par sa capacité à affecter les états psychologiques et à en fixer les états intermédiaires.» (1)
La musique de Loren Chasse, c'est un peu la science qui passe à travers le filtre de la poésie.          

Loren Chasse dit lui-même que les albums réalisés sous son propre nom représentent l'obsession qu'il a de son environnement matériel physique. « Il y a une palette particulière de bruits qui excite constamment mon oreille… » précise-t-il dans une entrevue en octobre 2005 sur le webzine www.adécouvrirabsolument.com . Il utilise diverses méthodes d'enregistrements qu'il ballade à l'extérieur dans des endroits précis. Il travaille le plus possible sur le terrain, qu'il considère comme son studio. Il est extrêmement attentif à l'acoustique d'un lieu et s'amuse à la mettre en valeur, en relief et à l'extrapoler. Pour « The air in the sand » il a par exemple joué sur l'interaction sonore qu'il y avait entre un vieux mur réfléchissant curieusement les sons et la présence de câbles à haute tension sur lesquels grésillaient les gouttes de pluie…
Les disques qu'il a réalisés avec Glenn Donaldson sous les noms de Thuja ou The Blithe Sons sont issus de déambulations et de camping sauvage le long des côtes de la Californie du nord et de passages dans des forêts profondes, des grottes, des zones désertées comme des écoles en ruine ou des canyons. Les albums de Thuya résonnent calmement de la présence d'instruments de musique tel que le piano et la guitare joués par Rob Reger et Steven R. Smith. Des mélodies secrètes, des drones magnétiques et des harmoniques que notre oreille n'attendait pas viennent s'y enrouler. Une telle approche de la musique instrumentale qui reflète et s'accorde à la tonalité et aux résonances des lieux naturels, c'est l'impression que l'on peut retirer à l'écoute de « Ghost plants » (XT488A) un album de Thuja paru en 2002 sur le label Emperor Jones.

Une autre facette de Loren Chasse est encore perceptible dans le duo qu'il forme avec Jim Haynes sous le nom de Coelacanth. Un projet qui a une dimension visuelle et encore plus matérielle peut-être puisque Jim Haynes est un sculpteur intéressé notamment par les phénomènes d'oxydation des matériaux. C'est cette sensation d'oxydation qui domine la musique « chimique » de Coelacanth, un monde de drones organiques, de vibrations émanant de matières oubliées, en décomposition, presque disparues. La musique de « Mud wall » (XC559Z) album paru en 2004 sur le label Unique Ancient Tavern, qui est aussi le nom du studio d'enregistrement de Loren chasse où qu'il soit à travers le monde, est sombre et déploie des forces enfouies, comme fossilisées. C'est un album où les sons paraissent englués dans un monde souterrain aux tonalités monochromes, où la lumière ruisselle peu.
A l'écoute de « The glass sponge » (XC559D) paru en 2003 sur le label 23Five, on a l'impression d'être plongé dans un monde ambivalent, un milieu sonore entre deux règnes. L'article en français de Jos-Laj Düren, très documenté sur la musique de Coelacanth, paru en 2004 dans la revue Fear Drop (2), nous apprend que le coelacanth est d'abord un poisson osseux dont les origines remonteraient à 300 millions d'années et qu'il constitue l'étape intermédiaire entre les poissons et les amphibiens.
Les compositions d'une grande délicatesse et d'une poésie sonore aussi étrange que surréaliste nous laissent complètement dans l'incertitude quant à savoir si l'on est en milieux aqueux ou environné d'insectes, si nous sommes en extérieur ou quelque part en apnée dans un laboratoire électronique abandonné. En découvrant l'album « The Chronograph » (XC559W), d'emblée on est interpellé par toute cette micro activité, on a un peu peur de marcher sur un de ces petits organismes invisibles en train de nous dévoiler son intimité sonore. Avec Coelacanth, et Loren Chasse en général, il est hasardeux de mettre un nom sur ce qu'on entend, de peur que le phénomène ne s'évanouisse et qu'il prenne aussi une autre forme. Nous reconnaissons des choses, des lieux, des gestuelles plus ou moins naturelles qui aussitôt se dissolvent et s'altèrent. On se retrouve alors pris dans un engrenage de grossissements, d'oxydoréductions, de traces et de souvenirs de réalités qui peuvent nous aider à percevoir autrement nos environnements et leur donner un sens inattendu.
Loren Chasse scrute cette intimité matérielle, pose et soulève des voiles sur des lieux choisis pour que nous puissions en recueillir les formes de langage.

Jim Haynes son compagnon de Coelacanth, résume sa chronique du récent « The air in the sand » en soulignant que Loren Chasse expose quelque chose de profondément beau tapi dans les ombres du paysage.

(1) et (2) www.helenscarsdale.com/coelacanth/words/article-feardrop.htm

Voir aussi à Médiagraphie Expo Art/Terre sur le site www.lamediathèque.be/loc/p44

PCO

 

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