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Critique

À L'ATTAQUE !

publié le

Voix rude de Ch'tis (rien à voir avec l'autre rigolo), ausculte aussi bien la société de la peur (culte de l'insécurité) que l'univers mental d'un fan de Johnny, poésie sur contrebasse, ou envolée lyrique rock'n'roll.

Voix rude de Ch'tis (rien à voir avec l'autre rigolo), ausculte aussi bien la société de la peur (culte de l'insécurité) que l'univers mental d'un fan de Johnny, poésie sur contrebasse, ou envolée lyrique rock'n'roll.

C’est du beau verbe, élégant, mais pris à la gorge, qui cultive les maladresses éloquentes, rocailleuses, de ceux qui doivent arracher les mots au bon usage, se les approprier, et les chérissent comme bien le plus précieux. Inversion. «Sous Mirabeau coule la scène c’est nous qu’on fait la mise en scène.» Avec un déboulé verbal accidenté, basculé, parfumé, estourbi, à la ch’ti (sans biloute-D-Boonà toutes les lignes). Il faut le voir en scène, transi avec sa feuille de papier, son texte à la main, comme un instrument de musique que son corps doit réinventer à chaque fois, invoquant «les copains du c’est pas trop tard» avec une voix de lutteur de bistrot, creuset de résistance, «on laissera pas nos poings mourir», toujours à l’attaque, toujours refaisant le monde. Jamais n’abdiquant. «Puisqu’on s’en fout d’être pas beau.» Mais à ras de terre, marcheur des tranchées, «j’ai la marche d’un roi», roulant un chant fantassin, éructant les fragments illuminés d’une cantate prolétaire, poussant devant lui une boule de chagrins agglomérés, qui sans cesse grossit, aimantant les peines ordinaires, les plaies et blessures immémoriales des laissés pour compte. « On en a bouffé de l’immonde. » Qu’il transforme en blasons, en hauts faits de résistances. Les reprenant à son compte, les réveillant, leur rendant dignité et indignation ingénieuse, le sens de la lutte imagée. Onirisme rauque, forcené, sans illusion. Dans le souvenir des paroles du père, «mon fils, aujourd’hui, quand on veut la lune, on n’est pas poète, on est cosmonaute». Loïc Lantoine compte le temps, ce que l’on endure avec la grandiloquence pudique des fauves aculés. Ces textes récités-chantés sont sombres, compactes, un peu ours mal léché, puissants dans les traits décochés, ils désarçonnent. «D’un chagrin j’ai fait un repos.» Sans doute n’avons-nous plus l’habitude de ce chant à rebrousse poils qui s’échine à dire du vrai, à combler les manques du côté des sentiments qui ne sont plus représentés dans les médias, à restituer la beauté des éclopés. Beauté pétillante de tous «ces vélos qui ont failli faire Paris-Roubaix», trophées qui veillent derrière le comptoir. Mais dans ces chants qui trébuchent magnifiques, il y a pourtant une fronde joyeuse, un rire brillant et dur comme l’anthracite, une sorte de posture éternelle de Manneken Pis, un «je fais qu’est-ce que je veux, j’embête les grands» pulvérisé dans les accents, les cassures, les syncopes. Jouvence sous la fatigue. Sous l’insomnie combattante des mots. Il s’expose dans ses textes sans confort et les expose sans ménagement au danger du live, à coup de hache. Les 21 plages de cet enregistrement en attestent, reprenant les témoignages enregistrés en divers lieux, pèlerinage qui place ces chansons en mouvement, en ressassement vif. Une chanson chantée trois soirs de suite n’est pas la même. A chaque fois elle diffère, et peut se retrouver en plusieurs versions dans l’enregistrement, donnant à celui-ci une réelle dynamique de tropisme chansonnier fascinant. On l’aura compris, on est loin d’une tournée calibrée qui répète chaque soir le même show. A chaque étape, lui et son complice contrebassiste (qui semblent jouer sur les cordes d’un même instrument), ouvrent leur expérience, travaillent avec deux musiciens différents, les régionaux de l’étape… Joseph Doherty (violon), Cédric Chatelain (saxophone), Julien Eil (clarinette), Jean Corti (accordéon)… Un tour de chant où «coule du sang, pas de l’eau, comme on dit par chez nous».
Batlik, en plusieurs points, recoupe la trajectoire de Loïc Lantoine, en renforce certaines préoccupations, en partage l’attention aux points faibles, mais en suivant une autre singularité. Plus aiguë, plus voletante, moins cogneuse, plus piquante. Moins ancré dans une mémoire du combat, cherchant ses marques. Ils ont en commun de bousculer l’ordre de la chanson française (terme que Loïc Lantoine transforme en prononciation comique, dérisoire). Métrique souvent hors d’haleine, une prose parlée-chantée, précipitée, qui déborde du gabarit format chanson trop formaté et invente ses déséquilibres au fur et à mesure, vers après vers, en se rattrapant de syncope en syncope, d’étincelle en étincelle, à la recherche de son imaginaire. Imaginaire éparpillé, qu’il faut rassembler, comme une filiation à reconstituer, inlassablement. Sur une base guitare-basse-batterie (agrémentée ici ou là de bois ou de cuivre…) énergique et agitée, légèrement erratique, de «Remède» (il n’y en a pas vraiment, que des promesses) à « Utilité » (plutôt son contraire, quasiment sans issue), c’est une lente macération, une longue mastication de mots essentiels qui cernent le face-à-face des fragilités béantes et des impunités à vie. La débrouille en bas et les arrangements de constitution en haut. Batlik est le chantre, brut, braque et délicat des tendres qui souffrent d’imperceptibles erreurs dans la distribution des rôles, qu’ils sont les seuls à remarquer et qui courent pour essayer de rétablir au mieux le partage des choses, en secourant leur dignité d’un monologue intérieur sans fard, côtoyant la lucidité poétique des gouffres, de l’instabilité merveilleuse des sentiments. «Si je lâche ta main, est-ce que je tombe ? » Ces sentiments éternels qui soudain basculent ou se transforment sournoisement en leurs contraires, c’est beau comme les grandes calamités naturelles, haletant comme les phénomènes de possession. Justement, à propos de possession, il y a aussi ces petites gangrènes qui cimentent nos identités, nos jalousies et ressentiments (« la rancune qui coule dans les veines »), et aussi ces scènes où les mots outrepassent leur rôle, blessent et ravagent et laissent pantois de se voir en train « d’aboyer comme des chiens » (« alors, qu’est-ce qu’on fait maintenant ? »). Comment y survivre ? En s’inventant des lendemains improbables où chanter le quotidien délaissé par les grands médias, les désarrois du réel boudé par les téléréalités (pourtant c’est simple, l’avenir appartient à ceux qui se lèvent tôt) et en cultivant la générosité qui affleure tout au long de ce récital live, en rappelant ici que les vrais dangers ne viennent pas des « étrangers » et là, que l’enfermement n’est jamais une juste peine mais un châtiment inhumain. Justement, des chansons comme une pratique pour se travailler, devenir le plus humain possible, loin des « petits Napoléons, comme des coyotes dans les dessins animés ». Pleine de la force des doutes.

Pierre Hemptinne

 

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