Compte Search Menu

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l’utilisation de cookies permettant d’améliorer le contenu de notre site, la réalisation de statistiques de visites, le choix de vos préférences et/ou la gestion de votre compte utilisateur. En savoir plus

Accepter
Critique

SOULSTREET

publié le

Interview : Philippe Delvosalle - David Mennessier

 

Interview : Philippe Delvosalle - David Mennessier

J’avoue ne pas trop savoir quoi penser de ces jeunes groupes rock évoqués ailleurs dans ces pages et qui se parent - ou que la presse gratifie -, sans doute un peu à raison et pas mal à tort, de l’étiquette « neo-shoegaze ». Par contre, je sais très bien que je me méfie dès qu’on prononce le mot « revival ». Pour moi, cette manière d’aller prélever des formes du passé et de les transplanter dans un contexte historique et culturel qui a nécessairement changé entre-temps se rapproche, dans beaucoup de cas, des pires cauchemars du « façadisme » ou de la chirurgie esthétique (une peau de bâtiment en pierres de taille restaurées cachant des plateaux en béton armé qui ne répondent pas à la même logique architecturaleou - à l’inverse, mais ici les opposés se rejoignent - une peau de jeune fille greffée sur un cadavre en putréfaction). Bref, un rapport pas très net et assez artificiel entre le vieux et le nouveau, entre l’ancien et le moderne, entre la décalcomanie et une soi-disant innovation. En même temps, comprenne qui pourra, je suis friand de reprises. Et ici c’est, justement, le déplacement entre l’original et sa relecture qui me titille. Tout cela est donc très subjectif, peu généralisable et lié, au cas par cas, à la façon dont l’artiste arrive à donner de la chair et une âme au fantôme qu’il réveille, au degré d’incarnation de la forme convoquée.

lemDans le cas de Lem, l’ex-projet solo [cf. fin de chronique] de Nic Ekla de Ming et des Brochettes, un grand nombre d’auditeurs risque de foncer dans le panneau de références - trop évidentes - à la chanson electro-pop du début des années quatre-vingt. Bien sûr, avec un morceau intitulé « Entre 79 et 82 » (musique et paroles à l’avenant) et un fort beau nouveau lancer du « Boomerang » d’Elli & Jacno (1982), Lem ne fait pas grand-chose pour éviter cette association ! Mais, si - en termes de sons, de « machines » (synthétiseurs et boîtes à rythmes), de structures (« beats » et mélodies) et d’univers mental - ce n’est pas totalement faux, cela reste cependant une vérité parcellaire et simplificatrice. Une sorte de leurre ou, au sens premier du terme, de malentendu (ici, de « mal écouté »). Parce que même si c’est du côté du terreau fécond de ces années-là que s’enracine la pratique musicale de Lem, elle a pris aujourd’hui - trente ans plus tard - une toute autre épaisseur temporelle, à la fois par ce que Nicolas a vécu, en direct, comme musicien et comme auditeur (par ex. l’écoute plus qu’attentive de toute la musique électronique des années nonante : de la « techno minimale » de Cologne à une « electronica » elle aussi germanique, mais plutôt marquée par l’esquisse de paysages en pointillés que par l’appel du « dancefloor »; en passant par Pan Sonic ou Köhn, Scratch Pet Land ou Anne Laplantine…) mais aussi - et c’est fondamental - par une exploration d’un passé, parfois assez lointain. Un imaginaire romantique qui va jusqu’à se retrouver dans certains poèmes visionnaires des années 1870 : « À propos de fleurs » d’Alcide Bava dont le début est ici mis en musique, mais aussi « Chanson de la plus haute tour » du même Rimbaud sur Intérieur / Extérieur de Ming ou la mise sous les spotlights des « peaux-rouges criards » de son « Bateau ivre » sur Bientôt le Cosmos, le premier album de Lem. Cinéphile et cinéaste (cf. le film collectif Gerda 85 co-réalisé avec Patricia Gélise - qui signe également ici le fort beau collage de la pochette), Nicolas invite aussi dans ses chansons quelques spectres de celluloïd et de lumière venus du cinéma (post-)expressionniste des années vingt (à soixante) (Fritz Lang, Metropolis et le Docteur Mabuse - 1922, 1933, 1960) ou des mélodrames modernes et politiques des années septante (Fassbinder, Eddie Constantine, Prenez garde à la sainte putain, L’Amour est plus froid que la mort…). On est donc chez Lem dans un univers diachronique (qui traverse le temps) et non synchronique (qui n’en prélèverait qu’une fine lamelle), dans une Histoire, c’est-à-dire dans un monde qui a une « profondeur de temps » - comme, en photo ou en cinéma, on parle de « profondeur de champ ».

En termes de géographie, Soulstreet, disque complètement pétri d’urbanité a été enregistré à la campagne, là où les vieux parpaings en béton d’une ancienne herboristerie côtoient les potagers, dans la Rue des âmes d’une commune du Hainaut qui jouxte cette frontière linguistique qui file de Comines aux Fourons et qui y dessine un petit segment de la séparation arbitraire entre l’Europe latine et l’Europe germanique. Et métaphoriquement, il suffira de relire les noms cités dans le paragraphe précédent pour se rendre compte que la géographie mentale - donc subjective - de Lem tire essentiellement des liens entre un nuage de points français (Rimbaud, Elli & Jacno, Taxi Girl, Dominique A, Anne Laplantine… le label Dokidoki… ou Christophe dont certains phrasés de Nicolas se rapprochent parfois sur ce disque) et un nuage de points allemands (Lang et Fassbinder, Cologne et Berlin, la « Neue Deutsche Welle », Felix Kubin, l’ancien label Doxa de Ming…). Le monde anglo-saxon paraît encore relativement absent - ou moins facilement décelable - même si l’arrivée à la basse, tant en (home-)studio que pour les concerts, de Wilf Plum - ancien batteur de Dog Faced Hermans et guitariste de Two Pin Din - a déjà contribué à légèrement déplacer l’équilibre de ce champ d’influences.

À trois dans les Brochettes, à deux dans Ming, en solitaire pour les premières années de Lem, Nicolas n’est donc désormais plus seul en musique. À deux pour l’enregistrement du disque et à nouveau à trois grâce à l’arrivée de la claviériste Florence Cha pour les derniers concerts en date, on sent qu’il est à la croisée des chemins, prêt pour un nouveau départ. Dans sa fragilité assumée, dans sa post-adolescence presque quinquagénaire, Soulstreet est un très beau disque poétique et politique, tout en clairs-obscurs. Au-delà de la présence explicite de la nuit dans deux ou trois chansons, il y a surtout la déclinaison de la figure du monstre qui hante la ville et le disque (« Moloch » ou les monstres « faits de métal / Et de pierres coupantes » in « Les Avions »… ), qui prend possession des corps individuels (« Si le monstre était revenu / Si le monstre n’avait jamais disparu / S’il s’était emparé de moi / Pris ma forme / Parlé par ma voix » in « À feu et à sang ») quand il n’est pas lui-même le corps social, ce trou noir engloutisseur d’espoirs (« Elle se rappelle / En longs sanglots / La vie qu’on mène / Dans le troupeau » in « Une jeune fille »). Mais, cassant cette dominante sombre et inquiète, d’un pessimisme potentiellement nihiliste, surgissent quelques aveuglantes trouées lumineuses teintées d’amour fou… ou de libre arbitre, de possibilités de s’abandonner au « Oui ! » (« Je te réponds / Je te réponds / Et l’amour passe au-dessus de moi ») ou de clairement continuer à vivre son « Non ! » (« Même vieux et inutile / Je me promènerai en ville / Je ne servirai à rien / Je ne produirai toujours rien »).

Philippe Delvosalle

 

lem

 

selec9

 

 

Classé dans