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Critique

« Le Balai libéré » (Coline Grando) : Techniciennes de surface, paroles profondes

Coline Grando - Le Balai libéré - tournage © CVB
Dans le film de Coline Grando, deux générations de nettoyeuses à l’UCLouvain (Louvain-la-Neuve), entre utopie autogestionnaire et tyrannie des appels d’offres.

Sommaire

Des vexations à l’autogestion

Le 25 février 1975, les ouvrières de la société Anic qui assurait le nettoyage des locaux de l’Université catholique de Louvain (UCL, aujourd’hui UCLouvain) sur le campus fraîchement inauguré mais encore partiellement en chantier de la ville nouvelle de Louvain-la-Neuve se mettent en grève. Quand elles arrivent à la caravane-bureau où commence leur journée de travail, qu’elles cherchent à pointer comme tous les matins, elles découvrent, avec stupéfaction pour certaines, que la pointeuse a disparu !

Le mouvement social s’ancre dans des mécontentements passés (salaires inférieurs à la moyenne, frais de déplacements non payés, périodes de travail régulièrement non déclarées, abus de pouvoir d’un contremaître surnommé « l’hitlérien », mépris de classe de la part du personnel de l’université, etc.) mais la goutte qui fait déborder le vase est la décision du patron d’envoyer une vingtaine d’entre elles travailler à Recogne, à plus de 120 km de leur lieu de travail initial.

Coline Grando - Le Balai libéré - manifestation

Coline Grando : "Le Balai libéré" - images d'archives d'une manifestation du Balai libéré (1975) - (c) CVB

Dans le contexte de l’après Mai 1968 – et même si le Mai 1968 belge a été plus calme, moins radical que le Mai 1968 français – et d’une remise en cause du rôle « cogestionnaire » des syndicats, le « contrôle ouvrier » et l’« autogestion » sont dans l’air du temps ou alimentent en tout cas les débats, tant au sein des syndicats que parmi les intellectuels et artistes qui cherchent à se rapprocher des luttes ouvrières. Des expériences d’autogestion sont lancées au Grès de Bouffioulx (près de Charleroi) en 1974, à la fabrique de laine Daphica près de Tournai en 1974, à la verrerie du Val Saint-Lambert en 1975, aux sablières de Wauthier-Braine en 1975, aux poêleries Somy près de Couvin en 1976, à la capsulerie de Chaudfontaine (près de Liège) en 1977, etc. [1]

Mais revenons à Louvain-la-Neuve. Après quelques jours d’impasse de la grève des ouvrières d’Anic, le patron refusant – comme presque toujours – de discuter tant que la grève durera et que le travail n’aura pas repris, les nettoyeuses entourées de syndicalistes de la Confédération des syndicats chrétiens (CSC) et de militants liés au Mouvement ouvrier chrétien (MOC) se réunissent en groupes de travail et finissent par décider de licencier leur patron et d’aller proposer à l’UCL – soutenues par des étudiants et même des professeurs émérites étrangers comme l’économiste Jaroslav Vaněk qui présentent le projet à l’université comme une belle opportunité d’expérience en sciences sociales à l’échelle 1:1 – de reprendre le travail en tant qu’association sans but lucratif autogérée : Le Balai libéré (quelques années plus tard, la forme juridique de la firme passera de l’asbl à la coopérative).

Une lettre collective audacieuse

Cette décision s’exprime dans une lettre collective sans appel que Coline Grando utilise à deux reprises dans son documentaire, une première fois via un film d’archives de 1975 et la lecture du texte par les ouvrières elles-mêmes, la seconde fois en la faisant lire aujourd’hui (non sans rires devant leur propre audace de l’époque) par Raymond Coumont, le syndicaliste de la CSC Brabant wallon qui accompagnait le mouvement il y a quarante-cinq ans et leur avait proposé l’idée d’autogestion :

Monsieur, réunies depuis cette semaine dans des groupes de travail et en assemblée générale, les travailleuses de feue votre firme ont constaté ce qui suit : – Tout d’abord, nous constatons après une étude approfondie de notre travail que nous pouvons parfaitement l’organiser entre nous. Nous en concluons donc que vous êtes absolument inutile et parasitaire. – Ensuite, nous découvrons que votre rôle principal a été de nous acheter notre force de travail à un prix négligeable pour la revendre à prix d’or à l’UCL. Nous en concluons que vous êtes nos seulement inutile mais également expert en vol organisé. – Enfin, nous nous rendons compte à quel point vous nous avez dressées les unes contre les autres afin de mieux nous exploiter. Nous sommes au regret de vous signifier votre licenciement sur-le-champ pour motif grave contre vos ouvrières. Le reste de nos décisions ne vous regardent plus. Nous vous prions d’agréer l’expression de nos salutations autogérées, — Les ouvrières de feue-Anic

« Écoutez cette histoire que l’on m’a racontée »

Dans la foulée de ses films précédents, La Place de l’homme (2017) et Les Mains des femmes (2020), qui abordaient l’avortement respectivement du point de vue des hommes et du corps médical, Coline Grando – petite-fille de nettoyeuse et ancienne étudiante de l’Institut des Arts de diffusion (IAD) à Louvain-la-Neuve – réalise un film centré sur la parole. Un documentaire où de manière non cachée, visible mais pas trop appuyée, elle crée des situations pour faire raconter les histoires de militance des années 1970 mais, surtout, observer comment ces mots circulent, sont entendus, en amènent d’autres, suscitent questions et débat aujourd’hui.

Contrairement à d’autres documentaires sur des grèves ou des occupations d’usines de Mai 1968 ou des années 1970 (Reprise de Hervé Le Roux sur la reprise du travail aux usines Wonder de Saint-Ouen en 1968 ; Les Lip, l’imagination au pouvoir de Christian Rouaud sur la lutte au sein de l’usine horlogère Lip de Besançon de 1973 à 1974) qui se focalisent sur les récits des témoins de l’époque, Coline Grando a eu la bonne idée d’articuler son film autour de l’écho que l’histoire du Balai libéré peut avoir auprès du personnel de nettoyage de l’UCLouvain aujourd’hui.

Coline Grando - "Le Balai libéré" - rencontre

Coline Grando - "Le Balai libéré" - un moment de parole - (c) CVB

Coline Grando filme une dizaine des cinquante ouvrières et ouvriers qui s’affairent sur cet énorme chantier de 350 000 m2. Elle les suit dans la ville encore endormie au petit matin, dans des couloirs et des bureaux anonymes, dans des lieux plus photogéniques de l’université (l’architecture brutaliste de l’ancienne bibliothèque des sciences devenue Musée L et de l’auditoire Sainte-Barbe, etc.) mais surtout elle organise des rencontres en petits groupes entre celles et ceux d’aujourd’hui et celles et ceux du Balai libéré. à partir de documents d’archives ou simplement de souvenirs, les discussions touchent à l’éventuelle reconductibilité de l’expérience autogestionnaire à notre époque, au rôle des syndicats, à l’évolution d’une organisation du travail plus collective vers une certaine atomisation des liens entre individus, aux conditions de travail en termes de temps, donc de rythme, de stress et de fatigue, etc. Depuis la fin du Balai libéré – en 1990, au bout de quinze ans d’existence – règnent la loi des appels d’offres, la surenchère aux prix les plus bas. Par exemple, là où du temps de la coopérative elles étaient neuf à s’occuper de deux bâtiments, Lucia est désormais seule pour le même travail. Elle court, comme tous ses collègues et nettoie comme elle peut, en vitesse, « en surface », « en visuel ».

« Des gens, pas des meubles »

Un peu avant le milieu du film, surgit un témoignage bouleversant et glaçant, légèrement en porte-à-faux par rapport au sujet principal du documentaire mais qui lui donne justement une autre portée quant à des dérives autrement plus graves de la réduction des coûts à tout va – et auquel le montage même du film donne un statut particulier. Alors que d’habitude Coline Grando et sa monteuse Lydie Wisshaupt-Claudel privilégient la fluidité et la circulation rapide de la parole, le ping-pong des échanges, ici elles laissent la prise de parole de Laetitia dans son entièreté, sans la couper, en écho au silence palpable et aux boules dans la gorge de ses collègues et des anciennes du Balai libéré réunis autour de la table et qui les premiers entendent son témoignage.

Avant de travailler ici en tant que "technicienne de surface", j’étais aide-soignante. Et je suis plus épanouie ici. En tant qu’aide-soignante, on doit laver des gens, pas des meubles. Moi, j’ai une conscience. Je me dis : "Ça pourrait être mon père dans ce lit", je ne pourrais pas lui faire ça. J’ai préféré lâcher ce boulot et venir ici. On ne lave peut-être pas une table aujourd’hui mais c’est une table, ce n’est pas un être humain. Si on ne sait pas bien faire son travail parce qu’on n’a pas le temps, ce n’est pas grave, ce sont des meubles. Mais quand j’étais aide-soignante et qu’on devait nettoyer les gens à moitié, juste en-dessous des bras et… [Elle montre l’entrejambe], ta conscience quand tu rentres chez toi… T’es mal ! On faisait ce que j’appelais du "lavage car wash" : à 9h30 tout le monde devait être lavé pour aller au petit déjeuner. J’ai été dégoûtée de ça, je ne pourrais plus. Pourtant c’est un métier que j’adorais. Ils m’ont dégoûtée. Et pas que moi, j’ai beaucoup de collègues qui tombent en burn out. Normalement le week-end on est neuf, parfois on se retrouvait à quatre. En semaine on est censé être douze, parfois on était cinq… — Laetitia

Philippe Delvosalle
article paru à l'origine dans le n°33 de la revue Lectures.Cultures (mai-juin 2023)

bande-annonce :

[1] Nicolas Verschueren, « Une utopie ouvrière à l’aube de la société post-industrielle. Le "Balai libéré" et les expériences d’autogestion en Belgique », Histoire Politique n° 42, 2020


Pour voir le film en entier

Le film n'est pas encore disponible en DVD dans les collections de PointCulture
Mais il est visible gratuitement sur la plateforme Nos Futurs (nosfuturs.net) du centre Vidéo de Bruxelles (CVB)

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