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Critique

Tokyo!

Tokyo! - film collectif Leos Carax Michel Gondry etc

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publié le par Benoit Deuxant

Tokyo, la ville, est un sujet difficile. Ville sans centre-ville, ville-collage, multiple et infinie, c’est une chimère aux multiples personnalités, au visage changeant.

À Tokyo, le décor échappe à la perception, on ne peut en saisir qu’un quartier à la fois, et encore, on ne peut découvrir la ville que partiellement, un fragment à la fois. C’est pourquoi Hou-Hsiao-Hsien, par exemple, s’était concentré sur un seul quartier, Minowa-bashi, pour son très beau « Café-lumière » ; c’est pourquoi Ozu ou Kurosawa ne les ont eux aussi explorés qu’un à un, film par film ; c’est pourquoi également Sofia Coppola s’est limitée à une ou deux chambres d’hôtel. C’est aussi pourquoi les trois réalisateurs de « Tokyo ! » se sont rigoureusement abstenus de parler de la ville dans leur film. Tokyo n’est ici qu’un paysage, prétexte urbain reliant les épisodes de ce triptyque. La ville n’est pas ici la thématique, quoi qu’on dise, pas plus que le Japon ne le serait. Si les trois films de ce « Tokyo ! », « Interior Design » de Michel Gondry, « Merde » de Léos Carax et « Shaking Tokyo » de Bong Joon-ho, ont un thème commun, c’est plutôt du côté des personnages qu’il faut le chercher. Une même aliénation, un même enfermement, les animent, traités de trois manières très différentes, dans trois Tokyo différents. Chacun de ces Tokyo illustre à son tour une forme de cette aliénation par une fable, une parabole.


Michel Gondry - Tokyo - Interior DesignMichel Gondry poursuit son exploration d’un fantastique où la réalité, l’imaginaire et le rêve se confondent et échangent leurs rôles, pour voir. Son personnage principal, une jeune fille montée à Tokyo avec son ami cinéaste, s’enferme progressivement dans une situation inextricable. Perdant progressivement valeur à ses propres yeux, elle voit son monde se réduire de plus en plus, se rabougrir. Condamnée à l’effacement, à la désagrégation, par la négligence de ses amis et la désinvolture de son compagnon, elle va disparaître, se réifier, devenir invisible au regard de tous, se disloquer littéralement comme figurativement. À l’opposé d’une solution de facilité, l’exutoire choisi est une forme presque freudienne de détournement, une forme lacanienne de déplacement, une farce de son propre cerveau. Trouver son but et sa place dans la vie est pour son antihéroïne une épreuve insurmontable qui va la mener à l’évanouissement et à la métamorphose. Elle trouvera pourtant une forme de consolation, presque de guérison, dans un dénouement très oriental. Comme dans une version happy end des romans d’Edogawa Ranpo, un fantastique brut, absurde, répond à une réalité intenable.


Leos Carax - film collectif L’épisode de Leos Carax est d’ores et déjà le plus commenté. Carax est un cinéaste rare, parcimonieux, dont le dernier film, « Pola X », remonte à dix ans. En trois longs-métrages depuis ses débuts en 1981, Carax a été successivement la révélation du cinéma français, sa coqueluche, puis son enfant terrible. Michel Gondry dit de lui qu’il est celui qui a rendu possible l’espoir d’un cinéma français débarrassé du clivage traditionnel entre le cinéma d’art et d’essai et le cinéma populaire, rendant possible une troisième voie, indépendante, qui échapperait aux diktats étouffants de l’un et au nivellement par le bas de l’autre. Sa participation est une surprise, d’autant plus inattendue qu’il s’agit ici d’un film collectif. C’est l’occasion pour lui de réaliser une grosse farce, une potacherie énorme et drôle où son alter ego monstrueux, Denis Lavant, sème la panique, la ruine et la destruction dans un Tokyo qui n’en demandait pas tant. Sorti des égouts, il vole, il effraie, il choque et il tue. Ses motivations sont simples : il n’aime pas les gens, et surtout pas les Japonais qui sont si laids. Malheureusement pour lui, son « dieu » l’envoie toujours dans les endroits qu’il aime le moins. Barbu hirsute et roux, parlant une langue incompréhensible faite de cris, de gémissements, de claquements de dents et d’auto-gifles, les Japonais ne savent que faire de lui et il faudra l’intercession d’un avocat français (Jean-François Balmer), une des deux seules personnes au monde capables de comprendre le langage de celui qui se fait appeler tout simplement « Merde », pour pouvoir lancer son jugement, un procès controversé qui divise le Japon ainsi que le reste du monde. Figure extrême de l’autre irréductible et inacceptable, « Merde » est régressif, innocent et coupable comme un animal, inhumain et irréconciliable. Le générique de fin promet, mais c’est sans doute la chute de la farce, de nouvelles aventures avec « Le retour de Merde à New York ».


Bong Joon-ho - Shaking Tokyo - film collectif
Bong Joon-ho est le plus jeune des trois cinéastes, mais il a déjà derrière lui quelques films excellents, comédie triste, douce-amère, comme « Barking Dog », ou films de genre transposés comme « Memories of a Murder » ou « The Host ». Son épisode est peut-être le plus inscrit dans une réalité asiatique, sinon japonaise. Il est toutefois ouvert sur l’universel, son personnage d’hikikomori est japonais par accident, par hasard, mais il ne pouvait exister que dans une métropole géante comme Tokyo. Vision radicale de l’individualisme maladif, Otaku au japon, freak, grand timide chez nous, il est prémonitoire d’un danger qui nous guette, d’un futur possible qu’il faut prévenir. Plus encore que la perte d’individualité qui faisait peur auparavant, c’est aujourd’hui l’excès d’individualité qui est devenu une menace si l’homme prend la plus facile des tangentes : l’autarcie. Le monde extérieur est difficile, le contact avec l’autre, les autres, est encore plus difficile, la solution est de s’échapper dans l’espace privé et de s’y enfermer volontairement, définitivement. Déconnexion, retrait du monde, ermitage moderne, réclusion anachorétique. Le personnage de Bong ne peut plus croiser le regard des autres. Il n’est plus sorti de chez lui depuis onze ans, sa vie est parfaite, ordonnée et réglée. Sa solitude choisie, son isolement constituent sa carapace contre l’angoisse de vivre. Il faudra un tremblement de terre et une livreuse de pizza pour mettre en miette cette certitude, cette perfection, et le pousser à l’inconcevable.


Benoit Deuxant

 

 

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