Compte Search Menu

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l’utilisation de cookies permettant d’améliorer le contenu de notre site, la réalisation de statistiques de visites, le choix de vos préférences et/ou la gestion de votre compte utilisateur. En savoir plus

Accepter
Critique

LEATHER AND LACY

publié le

Greg MALCOLM: «Leather and Lacy» (Interregnum, 2009)

 

 

CARESSER AVEC LES PIEDS

Pour qui n’aurait jamais vu Greg Malcolm (ni en chair et en os en concert, ni même en photo ou en vidéo) et le découvrirait à l’oreille, via la musique qu’il propose sur ce disque, la rencontre tiendrait sans doute de l’apparition mystérieuse, comme d’un voile qui lentement se lève. D’un amoncellement de granules sonores en équilibre instable, émergent progressivement, au bout d’une ou deux minutes, des bribes d’une première mélodie pas tout à fait étrangère à quelques strates profondes de notre mémoire sonore. Le moins que l’on puisse dire, c’est que cette prière (« Prayer ») et les six autres reprises de Steve Lacy qui suivent (pas la peine de jouer la carte du secret et du non-dit plus longtemps quant à l’auteur premier de ces compositions) ne donnent pas dans le grandiloquent d’un bling-bling «m’as-tu-vu». On navigue ici plutôt du côté du gling-gling habité d’un « m’as-tu entendu ? » discret et chuchoté. Au « Tu n’as pas d’autre choix que de me voir » des premiers répond donc, de la part du guitariste néo-zélandais, un « Écoute-moi si cela te parle » beaucoup moins égotiste. Spirales lentes (fausses répétitions, changements subtils et discrets) de mélodies en pointillés: comme le chemin dans la forêt balisé par les cailloux du Petit Poucet ou comme ces jeux d’enfants où il s’agissait de relier entre eux des points numérotés pour faire apparaître un dessin qui « sortait » tout à coup du nuage de points pour devenir une forme identifiable.

Subtilité, discrétion, lenteur et chuchotis : le registre introspectif de Greg Malcolm est a priori aux antipodes des marques de fabrique (Entertainment, performance physico-acrobatique, force de frappe…) de la majorité des one man bands. Et pourtant quand on sait que, tant sur disques qu’en concerts, Malcolm joue simultanément de trois guitares - deux au sol, à chaque pied, l’une pour la pulsation rythmique et l’autre pour les drones (bourdons) ou autres toiles de fond sonores; la troisième jouée en position classique, posée sur la cuisse, pour la mélodie - on ne peut s’empêcher d’établir certains liens, même distants, avec ces étonnants musiciens « mille-pattes » qui semblent « [remettre] en question les coordinations cognitives et psychomotrices entre le cerveau et les membres » (P. Hemptinne à propos d’Honkeyfinger et Joe Hill Louis). Une guitare construite sur mesure (deux pick-up plus sensibles que les systèmes habituels d’amplification et qui permettent de rendre audible le moindre craquement du bois ou des cordes et l’adjonction d’une série de cordes sympathiques qui peuvent entrer en vibration avec les cordes jouées par simple effet de résonance), un mini-ventilateur à piles pour faire vibrer une des deux guitares de sol, quelques vieux ressorts rouillés, un e-bow (archet électromagnétique), mais pas le moindre circuit intégré en vue… L’instrumentarium de Malcolm et sa manière de s’en servir (le direct, sans coupes, manipulations ou repentir) privilégient la double fragilité - et donc, la double magie - de l’instant et de l’homme seul au confort du faux play-back (d’un point de vue strictement pratique, Malcolm pourrait ne jouer en direct que les lignes mélodiques sur un fond sonore qui aurait figé au préalable l’enregistrement de ses deux « guitares de sol »; ça ne serait juste plus du tout le même projet, plus du tout la même musique! - et il y a fort à parier que cela l’ennuierait très vite) ou d’un backing band (groupe d’accompagnement).

 

greg malcolm

 

En ce qui concerne le rapport entre Leather and Lacy et les versions originales de Steve Lacy (1934-2004), une double écoute est possible. Tout d’abord, une écoute « ignorante » (ou naïve) qui n’appréhende le disque néo-zélandais que par rapport à sa propre puissance d’émerveillement; sans convoquer explicitement, par la réécoute ou la comparaison, les originaux de Lacy. Si, dans un second temps par contre, on remonte le fil de l’inspiration de ce disque jusqu’à ses sources, on est frappé à la fois par le profond respect mélodique des originaux et par la « déjazzification » du jeu et du rendu sonore. Aux sons cuivrés du saxophone soprano de Lacy, à ses régulières inclinaisons à une forme singulière de lyrisme, répond le cliquetis mi-humain / mi-mécanique des bois et des câbles métalliques de l’atelier du bricoleur de Christchurch. Chez Malcolm, ce genre de réappropriations à la fois fidèles et détachées d’un héritage musical passionnément aimé n’est pas nouveau: déjà en 2002 sur son « magnum opus » Homesick for Nowhere (Corpus Hermeticum), il reprenait à sa manière un morceau klezmer, deux chansons folkloriques islamiques, « Strawberry Fields » des Beatles, « Chairman Mao » de Charlie Haden, « Lonely Woman » d’Ornette Coleman et - déjà - « Blues for Aïda » de Lacy… Et chez Lacy lui-même, on retrouve, tout au long de son parcours, la relecture fréquente dans d’autres contextes (solos, duos et groupes aux configurations sans cesse renouvelées) de ses morceaux plus anciens. Ainsi à propos du cycle Tao dont deux des six morceaux - « Bone » et « Life on it’s Way » - sont ici repris par Malcolm, Lacy écrivait en 1991 : « The Tao Cycle is a work that I have been pursuing for more than twenty years. Based on a two thousand years old chinese text, Tao Teh Ching by Lao-Tzu, [Lao-Tseu] translated into clear english by Witter Bynner in the forties, I set six of the pieces to music in the late sixties, and have been busy reworking them, since. In the seventies we elaborated the music further, and performed it in many different settings, recording it several times, as a solo, or as a group piece, with or without the words. Here is my current view of this work (still in progress), in a solo context.* » (notes de pochette de l’album Remains).

* « Le cycle Tao est une œuvre sur laquelle je travaille depuis plus de vingt ans. Il est basé sur le Dao de Jing, le Livre de la Voie et de la Vertu de Lao-Tseu, un texte chinois d’il y a deux mille ans traduit en anglais compréhensible par Witter Bynner dans les années quarante. J’en ai mis six extraits en musique à la fin des années soixante et je n’ai cessé depuis de les retravailler. Au cours des années septante, nous avons continué à élaborer la musique et nous l’avons jouée - et enregistrée - sous beaucoup de formules différentes: en solo ou en groupe, avec ou sans le texte. Voici ma vision actuelle de cette œuvre (toujours appelée à évoluer), cette fois dans un contexte solo. »

Tant que la musique circule, passe de l’instrument de l’un à l’imaginaire de l’autre, mute et se redéploie, au moins elle ne meurt pas.

Philippe Delvosalle

À l’occasion du concert de Gate à Bozar (Bruxelles) le 12juin, gros dossier rédactionnel consacré à la Nouvelle Zélande underground sur notre site (et mise en évidence de plus de 200 disques au Passage 44).

 

selec5

Classé dans