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Critique

Françoise Héritier / Patric Jean : l’origine des histoires de sexes

Conversations avec Françoise Héritier - Patric Jean
Pour sortir de l’obscurantisme sur les inégalités entre genres, voici la voix de François Héritier, une voix comme au-dessus de la mêlée, toujours engagée et passionnée.

L’anthropologue Françoise Héritier livre l’essentiel de ces travaux sur le partage entre masculin/féminin. Filmée par Patric Jean, elle raconte, en quelque sorte, comment ça s’est passé entre Adam et Eve et comment leurs premières représentations qui ne pouvaient qu’être lacunaires sont la base de la soumission de la moitié de l’humanité depuis au moins 200.000 ans !


C’est un film sans fioriture. L’actrice principale, assise, face caméra, parle. Derrière elle, une partie de bibliothèque, quelques objets. Le cinéaste est lointain, quelques questions de temps à autre, en voix off. Mais la présence et la voix sont hors du commun. — Pierre Hemptinne

C’est comme d’écouter les récits d’une grand-mère de l’humanité, levant un à un les voiles sur les relations entre hommes et femmes, procédant à une sorte d’initiation sur les échanges entre sexes. Cela tient à son parcours. Ce qu’elle a vécu personnellement, sans cesse à l’écoute de l’entourage proche et lointain, depuis l’enfance jusqu’aux confrontations professionnelles genrées, ce qu’elle a étudié, sur le terrain, dans les livres, en échange avec de nombreux et nombreuses autres chercheurs et chercheuses. Le temps d’assimilation et de synthèse d’une masse énorme d’informations, à classer, recouper, interpréter, à sans cesse soumettre à l’épreuve de l’analyse et du sensible. C’est aujourd’hui une des plus éminentes anthropologues mondiales, ayant succédé notamment à Lévi-Strauss au Collège de France aux « études comparées des sociétés africaines ». Si son objet d’études s’est construit peu à peu, au fil des observations de terrain et des comparaisons effectuées entre différents systèmes sociaux, il est néanmoins rattaché directement à certains ressentis de l’enfance où, passant les mois d’été dans des fermes familiales, elle découvrait le clivage entre hommes et femmes. Par exemple, les hommes assis à table, les femmes debout, servant les mâles, et ne mangeant les restes qu’une fois les travailleurs repus.

Elle aborde cette question délicate du clivage entre hommes et femmes avec une assise scientifique, basée sur des années d’examen scrupuleux, mais restituée avec une grande simplicité. Et enfin, avec une grande créativité d’interprétation pour faire apparaître l’invisible, proposer des grilles d’analyses pour questionner les évidences et démonter ce qui semble naturel, donné par la nature, impossible à remettre en cause. C’est ce génie de l’interprétation qui rend son récit passionnant. Il tient aussi à ce que, en tant que femme, elle était interpellée autrement par les faits observés. Par exemple, elle ne conteste aucunement ce que dit Lévi-Strauss de la prohibition de l’inceste, à partir duquel l’homme organise l’échange des femmes, fondement de la mainmise sur le corps des femmes. C’est à partir de là que se marque le passage de l’état naturel à l’état culturel, selon Lévi-Strauss. Les choses sont bien telles qu’il les décrit. Mais ce qui la frappe est que cette évidence de l’organisation sociale constatée est présentée comme allant de soi, culturelle certes, mais traduisant un état de nature. On ne questionne pas la construction de cette évidence et donc pas assez la manière dont s’effectue ce partage entre nature et culture. Et notamment comment certains modèles culturels exercent une domination d’effectuer une transcription de la nature en ligne directe (tous les jours nous pouvons constater l’existence de visions culturelles qui veulent prévaloir sur d’autres en prétendant être plus fidèle à la nature des choses, c’est toute la longue filiation de l’essentialisation et des cultures identitaires.) La prohibition de l’inceste n’a pas toujours existé, et il a fallu un certain temps pour qu’elle s’installe, devienne une norme dans l’ensemble des sociétés humaines en apportant une réponse à un problème social important. Au passage, elle explique facilement le fait que de mêmes schémas se retrouvent dans des groupes humains disséminés sur tous les continents. C’est que, au départ, le monde était peu peuplé, les premières représentations structurantes étaient partagées au sein de quelques groupes restreints, déjà transmis de génération en génération et ce sont ces groupes, probablement africains, qui ont essaimé ailleurs dans le monde.

Plutôt que naturelle, la prohibition de l’inceste l’interpelle. Ça reste une surprise. Il reste, là-dessous, beaucoup à expliquer. Notamment, comment les mâles se sont trouvés en mesure d’organiser cette mainmise sur le corps des femmes et inaugurer ainsi des millénaires de soumission de la moitié de l’humanité ! Et cela sans violence avérée. — Pierre Hemptinne

Françoise Héritier cherche à remonter le début de l’histoire le plus loin possible, beaucoup plus loin que ce qu’on ne fait d’habitude. Elle ne peut le faire qu’en créant du lien entre différents champs de connaissance. Depuis l’archéologie, la paléontologie, les sciences de l’évolution jusqu’aux multiples explorations et hypothèses de l’ethnologie. Elle remonte au moins à 200.000 ans. Et, sur base des documents connus, permettant d’identifier des constantes dans les représentations mentales de toutes les cultures, elle élabore un récit des origines. Comment se sont formées les premières connaissances sur ce qui, entre hommes et femmes, équivaut à des ressemblances et des différences. Elle postule raisonnablement que dès le début l’homme avait besoin de donner du sens à ce qu’il voyait et vivait. C’est raisonnable d’autant que c’est aussi ce qui se passe au sein d’autres espèces. Ce sens ne peut se baser que sur ce qui est visible et semble évident (la compréhension biochimique de l’organisme humain est très récente, des énormités s’écrivent encore au XIXème siècle). Et, en ce qui concerne la reproduction, l’observation de la réalité joue en faveur du rôle joué par le sperme, par la substance masculine. Et à partir de là, en allant très vite, toute une explication pseudo-scientifique, mais surtout métaphorique, va s’élaborer et se perfectionner durant des siècles. Longtemps, très longtemps, le sperme a été associé à une production du cerveau mâle qui, lors du coït, descendait par la colonne vertébrale et ensuite le pénis. C’est cet ensemble de représentations très prégnantes dans l’ensemble des sociétés, selon des variantes adaptées aux contextes culturels, qui fait notamment que la femme a été régulièrement considérée comme privée de cerveau, de pensée, de conscience aussi développée que celle de l’homme. C’est de cette fantasmagorie aussi qu’est issue l’explication de l’hystérie féminine, histoire de vapeurs qui montent directement du sexe dans le cerveau vide. Sans cesse, l’anthropologue déroule la description des connaissances balbutiantes entre hommes et femmes, cherchant à comprendre ce qui se passe, comment ça se passe, et comment ces balbutiements cognitifs puis symboliques, partagés autant par les hommes et les femmes, deviennent des systèmes plus conséquents, plus coercitifs et continuent à structurer l’imaginaire des sexes et des genres.


Pierre Hemptinne

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