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Critique

GOOD EARTH (THE)

publié le

ART CINÉTIQUE:LA DOUBLE SPIRALE ASCENDANTE DES FEELIES

Nous sommes en 1980. Deux ans avant que Philips et Sony ne lancent conjointement sur le marché les toutes premières rondelles argentées et lisses de douze centimètres et que celles-ci n’entament petit-à-petit une conquête qui apparaîtra longtemps comme une inexorable série de crimes de lèse-majesté contre leurs ainées noires et en relief de dix-sept et de trente centimètres. Deux ans avant le triomphe des boitiers en plastique qui se cassent et se griffent (jewell case ; traduction libre : « j’vais à la casse ») ; une époque de pochettes cartonnées qui prennent de la patine et éventuellement se cornent aux quatre coins. Car pour l’auditeur lambda du premier album des Feelies en 1980, la première surprise de Crazy Rhythms se situe déjà au niveau de sa pochette. À la charnière entre deux décennies, là où le punk se pare de plus en plus clairement d’un préfixe post- qui en redéfinit les contours, une dominante de tons pastels étonnement doux, un quasi aplat bleu clair sur presque les deux tiers supérieurs du carré. Et, dans l’espace restant, un peu calés dans le bas du cadre, quatre jeunes gens très propres sur eux (pulls ou polos, pas mal coiffés, lunettes pour deux d’entre eux… ). Loin de l’esthétique des murs de briques, des souterrains mal famés, des perfectos ou des guitares sauvagement fracassées sur le sol, du noir et blanc sur-contrasté ou du « prend ça dans tes rétines » des couleurs saturées ou fluo… 

Si Crazy Rhythms n’était qu’un objet graphique, on n’en parlerait plus trente ans plus tard comme d’un « disque-culte », comme  d’un chainon important – mais pas toujours assez connu  – d’une histoire souterraine et parallèle de la pop indépendante américaine qui va du Velvet Underground à Vampire Weekend en passant, dans l’ordre chronologique, par les Modern Lovers, Television, (les Feelies, donc), R.E.M. et Yo La Tengo (pour ne reprendre que quelques noms parmi les plus significatifs de cette filiation). Quand l’auditeur de 1980, a posé le saphir de sa tête de lecture au début du sillon de la face A du disque, il y a de fortes chances qu’il ait poussé le volume de son ampli. «The Boy with the Perpetual Nervousness» commence, comme au bord d’un océan de silence, par quelques entrechoquements de claves (instruments de percussion en bois) à ce point retenus et espacés que le son produit ressemble plus au rythme organique de la chute d’une goutte d’eau qu’à une quelconque rythmique de chanson. Au bout de trente secondes, une rythmique de guitare pointe en fond de composition, bientôt rejointe par une seconde et par la basse. Premiers roulements de batterie à la minute (chez certains groupes punks comme p.ex. Wire sur leur album Pink Flag en 1977 – pour prendre une des formations punks les plus arty dont les Feelies reprendront régulièrement quelques chansons au cours des années quatre-vingt – dans le laps de temps de cette intro de soixante secondes, le morceau serait déjà fini ou en passe de s’achever). Ici, il lui reste quatre bonnes minutes à vivre. Deux-cent cinquante secondes où la chrysalide va se transformer en papillon, où le morceau va progressivement muer, déployer ses ailes et s’affranchir de la pesanteur terrestre. Selon des réglages singuliers qui ne leur appartiennent qu’à eux, les Feelies construisent presque tous les morceaux de l’album sur cette double spirale ascendante de la pulsation et d’une montée progressive de la tension interne de la composition (« nervosité perpétuelle », rythme de la ville, fausse transe urbaine – toujours maintenue sur l’extrême bord du gouffre où le «contrôlé» pourrait déraper vers le « lâché » ).  

Comme son titre, le laisse en partie présager, le premier album des banlieusards new-yorkais (Haledon, New Jersey  – huit mille habitants, à vingt minutes de bus de NYC) est fondamentalement rythmique et percussif. À ce titre, « Everybody’s Got Something To Hide (Except Me And My Monkey) », reprise pas immédiatement reconnaissable d’un des morceaux du White Album des Beatles, est exemplaire. Le groupe envoie son batteur Anton Fier (originaire de Cleveland et de l’entourage de Père Ubu, il jouera par la suite e.a. avec les Lounge Lizards et John Zorn) acheter des clopes ou faire le tour du bloc pour se changer les idées. Réduit l’espace d’un morceau à une formule de trio, Glenn Mercer, Bill Million et Keith DeNunzio se partagent, en guise d’instruments de percussions, bloc de bois, porte-manteau et boite de conserve mais, surtout, comme tout au long du disque, les guitares assument bien au-delà des normes syndicales leur potentiel rythmique. Sans lire les notes de pochette, il est peu probable de déceler l’absence de batterie.

feeliesCe lien étroit entre rythme et mélodie ainsi que le son et la complémentarité entre les lignes de guitares de Mercer et Million continueront à faire étinceler l’aura modeste et discrète des Feelies (comme ces jungles luxuriantes qui se cachent, à l’échelle 1:400e, entre les brins de gazon des pelouses de la suburbia nord américaine) au cours des années quatre-vingt et du début des années nonante. Comme la recomposition par notre cerveau des deux images très légèrement décalées qui lui sont transmises par chacun de nos deux yeux nous permet l’appréhension de la troisième dimension, chez les Feelies cette superposition de deux lignes de guitares très proches mais subtilement différentes donne du relief et une incroyable profondeur de champ aux compositions. Il y a presque quinze ans, Peter Buck, guitariste de R.E.M. et producteur du second album du groupe, The Good Earth (1986), racontait aux Inrockuptibles (encore bimestriels, en noir et blanc, inspirés et défricheurs, à cette époque) : « Les Feelies ont tout construit autour de la répétition. En ce sens, c’est un vrai groupe de rock’n roll. Le rock, c’est trois accords qui se maintiennent en vie, l’un l’autre. Le ‘Mi’ appelle le ‘La’, qui appelle le ‘Si’. Souvent, les Feelies se contentaient de deux accords. Mais bien plus qu’un simple assortiment de notes, ces deux accords devenaient alors la matière basique de leurs disques. Les sons ne comptaient plus. Tout ce qui importait, c’était cette boucle infernale, ces deux notes qui se suivaient sans jamais se rattraper. Leur musique, c’est un vrai truc d’obsédés, de maniaques. En studio, on devenait tous fous, prisonniers de la spirale... ».

Une fois encore, la pochette de ce second album nous « parle » – et, peut-être, influence légèrement notre écoute. Au recto : les Feelies au bord de la route, sur un talus devant un champ de maïs, lors d’un « arrêt-pipi » en tournée. Au verso : le groupe devant le pignon d’une maison rurale en bois. Ces signes visuels extérieurs mais aussi la nature même de la musique – moins électrique et frénétique, plus acoustique et apaisée; et aussi plus reliée à une réappropriation de lignes mélodiques issus des traditions populaires nord américaines – font de Good Earth un disque plus campagnard, plus pastoral. Moins singulier et décalé que son prédécesseur, le disque ne jouit donc pas du même statut de « disque culte ». Et pourtant, les chansons qu’il propose restent superbes. Mais, pour dénicher les vallées des merveilles qui se nichent dans ses sillons, il faut sans doute prendre une loupe au pouvoir grossissant encore plus fort que celle nécessaire à l’observation de Crazy Rhytms. Plus proche de la norme (d’un certain artisanat indie pop), c’est dans les micro-détails, dans les réglages de précision (et aussi dans ce mélange très antinomique d’élan et de retenue) que se niche la personnalité profonde des orfèvres Mercer et Million. Au cours des six ans qui séparent les deux disques, Keith DeNunzio et Anton Fier sont partis, remplacés par une bassiste (Brenda Sauter) et une curieuse pile rythmique formée par un batteur relativement classique (Stan Demeski) et un percussionniste plus décalé et fantasque (Dave Weckerman). Ces deux derniers musiciens sortant sans doute moins du lot qu’Anton Fier en technique pure mais étaient sans doute plus proches de cette éthique musicale des Feelies où la vie de tous les jours l’emportait sur tout plan de carrière. Et où on préférait garder ses boulots « alimentaires » et ne jouer ensemble que les week-ends et les jours fériés (et, souvent, surtout des reprises, comme p.ex. celle de « Fame » de Bowie et Lennon dans le film Something Wild de Jonathan Demme) plutôt que de s’embarquer dans des tournées prestigieuses mais exténuantes. Ou encore, dans l’intervalle, se donner du temps pour concocter, sous le nom des Willies, une bande-son – plus atmosphérique (parfois même aux accents quasi dub), jouée assis et dans le noir (« we wanted to make this an anti-rock experience» ) et incluant, sous influence de Brian Eno, la manipulation de bandes magnétiques – pour le film Smithereens (1982), sorte de street movie post-punk, avec Richard Hell dans un des rôles principaux, par Susan Seidelman, la future réalisatrice de Desperately Seeking Susan (1985). Ou, encore, à multiplier les projets parallèles (The Trypes, Wake Ooloo, Speed the Plough, Luna… ), histoire de brouiller quelques pistes et de protéger son jardin secret.

Les Feelies ou l’histoire de quatre mecs et une fille d’apparence ordinaire pour une musique pas ordinaire – du moins  pour qui veut se donner la peine de faire le premier pas, de leur prêter attention et de s’abandonner à leur musique. Et alors, une fois ce geste initial posé, tout risque de basculer et de ne plus jamais être tout à fait pareil…

 

Philippe Delvosalle
décembre 2009 – janvier 2010

 

 

 

Sélec 8

 

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