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Critique

ZUFALL

publié le

C’est un régime musical du hasard. Les deux musiciens organisent ce hasard à partir de leur autofiction sonore respective, l’un par collage de matériaux musicaux déjà enregistrés et illustrant sa biographie musicale imaginaire, l’autre par […]

C’est un régime musical du hasard. Les deux musiciens organisent ce hasard à partir de leur autofiction sonore respective, l’un par collage de matériaux musicaux déjà enregistrés et illustrant sa biographie musicale imaginaire, l’autre par prolifération de figures du souffle se remémorant les contextes en confrontation avec lesquels il s’est construit une histoire de saxophoniste doté d’un style personnel.

Le platiniste eRikm sculpte sa discographie, un organisme de microsillons constitué comme s’il s’agissait d’un instrument de musique à part entière. Il exploite toujours les mêmes sons conservés dans ces sillons, travaille les mêmes séquences rythmiques, les mêmes bouts narratifs, interroge les mêmes références, explore la même palette de couleurs et d’atmosphères. Dans des démontages-montages qui toujours varient à l’infini, il confère à ses assemblages une patine, un «timbre», une identité à l’instar d’un musicien qui finit par individualiser le rendu de son instrument acoustique. C’est en découpant, dissociant puis recollant les extraits, les séquences selon de nouveaux agencements, et toujours en rendant audible le trait de coupe entre les micro-fragments, qu’il (se) raconte, qu’il explore les milliards de combinaisons de bruits dont il est issu et avec lesquels il continue à se fabriquer une pensée musicale du monde. (Lors de cette prestation, en outre, eRikm intervient avec divers traitements électroniques, déformations, loops, boucles…) C’est une histoire qui se situe globalement en France, démarre à Marseille, se territorialise autour de la guitare rock et migre ensuite vers l’appréhension expérimentale de la musique comme un matériau global à traiter en performance plasticienne. L’écoute devient un savoir-faire intégral dans la création de nouvelles musiques. L’auditeur, l’écouteur passionné devient musicien ou plasticien musical.

Akosh Szelevény. vient de Hongrie, il y a connu l’ordinaire d’un régime communiste plutôt fermé! Il se constitue en résistance dans laquelle l’apprentissage musical joue un grand rôle. En se plongeant dans ce qu’il y a de plus farouche dans les musiques paysannes, populaires, pratiques musiciennes frondeuses, là où les traditions n’entendent rendre compte à aucun pouvoir autre que celui du Ciel et de la Terre. Il échafaude là des savoirs pour s’échapper, se construire en dehors du régime dominant, et il va à la rencontre de tous les transmetteurs, en fréquentant un groupe comme Muzsikas, en retrouvant l’esprit de Bartok. Il se jette dans l’étude de toutes les musiques à disposition, dans la recherche d’une immensité à opposer à l’étroitesse politique du régime. Il découvre Beethoven en même temps que Led Zeppelin et surtout, les compositions de Zappa, le free jazz. Ce qui, dans le climat où il se trouve, représente un potentiel de libération exceptionnel. C’est finalement pour des raisons politiques et à cause d'ennuis policiers qu’il quitte la Hongrie, arrive à Paris et rencontre des musiciens dont il ne connaissait que les sons, entendus jusqu’ici, «par hasard», de l’autre côté du mur. Avec son tempérament de feu, il se jette à corps perdu dans cette liberté certes atteinte, mais qui n’a plus le même goût, et constitue alors une musique d’exil. C’est-à-dire une musique qui, sans ressasser la nostalgie du pays d’où l’on vient, retrace, scrute, raconte, le chemin parcouru, la trajectoire. Effectue sans cesse des montages entre le proche et le lointain. Le lointain (dans le passé et géographiquement) relevant du domaine de l’intime, le proche (pays d’adoption, nouveaux contacts, nouveau réseau) s’installant comme ordre familier pénétré d’étrange. Il souffle énergiquement, avec un imaginaire bouleversant et un lyrisme déraciné, des montages pour se donner un équilibre, alliant romantisme slave généreux et esprit critique acide. Aux clarinettes et aux saxophones, sa partition, ici, a bien des caractéristiques de l’autofiction ramifiée, complexe, dépaysée.

Ce sont deux autofictions hétérogènes, côte à côte. J’ai lu, dans un avis publié sur un blog, que cette rencontre musicale serait un échec parce que, de leurs différences, ne résultait que chaos, désordre, que les musiciens ne parvenaient pas à se retrouver dans une forme commune. Mais pourquoi une musique réussie devrait forcément se présenter en une forme homogène, harmonieuse d’une certaine manière? Pourquoi une forme aboutie devrait-elle réconcilier les contraires? C’est bien une performance musicale qui ne masque pas les creux, mais au contraire, qui montre et démontre les ruptures, les failles, les béances, les interruptions, les cassures, les inconciliables. L’autofiction d’eRikm fonctionne par diverses manières d’établir des contacts doux ou heurtés, entre strates, dérapages, carambolages, feedback, jeu des contraires, superpositions, déplacement en lignes, droites, brisées, préemption tout terrain. Celle d’Akosh S. évolue plutôt par volutes, spirales, tourbillons, vortex, nuages, drones, introspectifs ou prospectifs. Les syntaxes sont très différentes. Et effectivement, le sentiment général ne peut être celui d’un tout harmonieux, organisé, d’une bonne entente radieuse! C’est bien une célébration de l’hétérogène, des différences, des altérités qui s’excitent l’une l’autre, comme moteur à explosions. Les différentes techniques de montage utilisées par les deux musiciens ne cherchent pas à donner une image lisse. Ils ont bien conscience que leurs héritages, leurs parcours respectifs, leurs profils sont profondément différents. Il n’est pas question de les fondre en un universel de la musique improvisée. Il faut rentrer dans la mécanique du montage pour entendre les accointances, les conjonctions, pour entendre, dans le ventre du grand désordre, les milles et une petites phrases qui s’accordent, petits éléments qui s’ajointent, se rencontrent. Le lacis de coupures, fractures et abîmes est parsemé de ponts, de passages secrets, de coutures, cicatrices réunificatrices. Par des rythmes, par des sonorités qui se parlent, trouvent leur point éphémère d’empathie, par jeux de miroirs entre graphies sonores au lointain cousinage, par des bouts d’histoire qui s’aimantent, improvisent un rapide cadavre exquis avant de repartir vers d’autres points de contact. D’autres géographies de passage entre les deux univers.

(Enregistrement live au Point éphémère à Paris et aux Halles de Schaerbeek, lors du festival « Explosives », conçu en partenariat avec la Médiathèque)

Pierre Hemptinne

 

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