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Critique

AIMER CE QUE NOUS SOMMES

publié le

Christophe : « Aimer ce que nous sommes »

 

 

Anecdotique, superbe... Christophe

Depuis « Aline », pour moi, Christophe tombe avec lenteur cosmique, hyper posée, dans la stratosphère de la chanson sentimentale de séparation injuste. Chute en apesanteur dandy dans la déchirure superficielle du cœur, cristallisant ici ou là des moments, des débris de la chansonnette d’amour blessé, les sertissant en bijoux aux feux pleurnichards ou revanchards. « Je t’aime, je t’aimais, et ça devait et devrait te suffire », comme fond de rengaine référentiel.  Et l’idéal sentimental, finalement, dans ce culte de la mélancolie kitsch, est que la femme aimée se métamorphose en « vapeur diurne/ l’anneau de Saturne/ Qui me tourne autour, tourne autour ». La seule parole de femme rapportée, de tout son dernier album est : « Wo wo wo wo ». Sans doute est-elle surtout l’objet vivant permettant de regarder le sublime, notamment quand elle se laisse habiter par la voix d’Artaud. L’autre manifestation irréductible, expression de l’essence féminine reconnue comme distincte, différente, et lui parlant est « l’odore di femina ». Mais il s’agit encore d’effluve délétère qui se laisse absorber, emprisonner, le parfum de la chose. L’art est celui du seigneur mateur qui ingère sans se mêler. Et ainsi se monte un petit musée stérile, précieux, renfermé, hermétique de signes, de vestiges, de mouvements, de morceaux de photos, de souvenirs montés en épingle, de morceaux de nuits, de traumas ressassés dans leur version la plus futile. En somme le musée inquiétant et attirant d’un misogyne addict du sexe féminin. Tous ces objets du musée sont présentés par un pervers superbe qui les anime, juste ce qu’il faut, à nos oreilles, sous nos yeux. Evocations. Ressassement de mots, phrases, joujoux, clichés, images, chapelets maniaques de fétiches raréfiés, comme l’élite fétichiste organisée en liturgie empesée, exacerbée et maniaco-dépressive. Fétiches, pas de l’acte en lui-même, mais du flirt, surtout. L’essentiel est que ce soit surtout figé, rien ne doit bouger tout doit rester à sa place, de façon immuable, rien de doit changer, évoluer : c’est la position du dandy, son vertige. La prise de position, devrait-on dire, à l’égard du monde, de la société, du rôle des genres. C’est ainsi que se définissaient les grands dandy comme Barbey d’Aurevilly, Baudelaire et leurs adeptes, tous proches de l’anarchisme de droite. Tous traversés par les tensions réactionnaires. Ce qui n’enlève rien à leur superbe ni à leur éventuel génie. Cet immobilisme est probablement illustré par le titre de l’album : « Aimer ce que nous sommes », où, je pense, il ne faudrait surtout pas entendre un message humaniste plus généralement tourné vers le progrès et un souci du collectif, mais plutôt encore une fois un refus de changer, de remettre en cause quoi que ce soit qui obligerait de « chanter autre chose », par exemple. On reste dans l’égoïsme parfait, autre distinction du dandy. Tout est dans un équilibre malsain qui permet de chanter à l’infini toutes les facettes du naufrage sentimental. Brûler à petit feu dans son enfer personnel. Il ne faut pas que le mal progresse ni régresse, stabilisons le. Un chant de l’impuissance. Mais voilà, ce n’est pas si simple, il y a la fragilité de cette impuissance, sublimée dans une esthétique de pacotille poussée à l’extrême. Parce que, en véritable cas, Christophe a comme poussé à l’extrême l’esthétique du pathétique et transformé le pathos ringard en une sorte d’hermétisme vicelard et sidéral! La musique participe de ce cet ensemble, plutôt beauf, mais léchée, restituant à merveille ce capitonnage d’une sorte de crypte mentale où projeter son cinéma poussiéreux et scintillant, pompeux mais déphasé, somptueux mais usé. C’est comme si rien de fondamental n’était venu altérer les mondes soniques depuis des décennies… Ce jeu de cache-cache avec l’esthétique favorise toutes les lectures aux seconds degrés… Bon, vous l’aurez compris, en règle générale, je ne peux pas encadrer Christophe, c’est peu dire ! Mais c’est justement très intéressant de se confronter à ce qu’on n’aime pas, à ce qui insupporte. Ce que je pense du personnage et de ses réalisations, et dont je trouve confirmation dans l’écoute active de ces nouvelles chansons, ne m’empêche pas de trouver cet album bien foutu, soigné, bien pensé et réalisé, avec cohérence. Il en jette, dans le genre. Et à force, je peux avouer des faiblesses pour quelque chose comme « Tonight Tonight », pour le machisme blessé qui affleure vache dans « Tandis que », pour la manière de brouiller un peu les pistes en distillant une certaine complexité dans « Interview de… », et pour la pirouette des « Voyageurs du train »… Un album à écouter, absolument.

Pierre Hemptinne

 

L'heure suprême

Je me souviens du moment où, en l’espace de quelques minutes, j’ai brusquement beaucoup mieux compris les tenants, aboutissants et délices cachés de la forme «mélodrame» au cinéma. C’était il y a environ huit ans dans la petite salle de projection des films muets du Musée du Cinéma de Bruxelles. Après une journée de travail éprouvante, un ami m’avait convaincu au tout dernier moment d’aller voir « L’Heure suprême » [Seventh Heaven, 1927] de Frank Borzage. Dans ce film censé se dérouler à Paris pendant la guerre 1914-18, une ex-prostituée et un balayeur de rues mobilisé se « marient » – sans prêtre, seuls devant Dieu dans leur chambre de bonne mansardée (le septième ciel du titre original), vite avant que les taxis de la Marne n’emportent Chico vers le front—en se faisant la promesse de penser tous deux l’un à l’autre tous les jours à la même heure (l’heure suprême du titre français). La force de leur amour quasi mystique sera telle que le refus de Diane d’accepter la mort de Chico ressuscitera carrément le soldat à la fin du film…!! Quand j’écris que ce soir-là, j’ai « compris » deux ou trois choses du mélodrame cinématographique, devrais-je corriger et plutôt utiliser les verbes « sentir » ou « ressentir » ? Car, aidé en cela par une certaine fougue du pianiste qui accompagnait le film, ce que j’ai avant tout entrevu c’est qu’il s’agissait de baisser la garde de la raison, de lâcher prise et de se laisser emporter par les envolées lyriques de l’histoire comme par les impétueux remous d’un torrent de montagne. A corps perdu, sans calculs. Sans cynisme, sans sourires en coin – tout le contraire de ce que veut notre époque. D’un coup, une lignée de grands films de Borzage, Stahl, Sirk, Fassbinder ou Vecchiali s’ouvrait potentiellement à moi.

Quel lien avec Daniel Bevilacqua, dit Christophe ? Le chanteur d’Aline, des Mots bleus, du « Beau bizarre » et de « Comm’ si la terre penchait » est-il un auteur de mélodrames ? On pourrait se risquer à le dire mais, si l’on ne nuance pas la sentence, celle-ci se mue en une assez grosse approximation. N’empêche, que cette façon de faire sienne une forme populaire désuète et dénigrée (le mélodrame théâtral du dix-neuvième siècle pour les cinéastes évoqués ci-dessus ; slows de guinguettes et bluettes à l’italienne pour le fils de maçon de Juvisy-sur-Orge) pour à la fois en respecter les règles, en assumer le lyrisme débordant, et la faire évoluer vers une forme d’expression plus savante, stylée et mystérieuse n’est pas sans rapport. Mélodrames cinématographiques et bagatelles décalées: deux types d’expression qui continuent à graviter autour de cette « willing suspension of disbelief » [suspension volontaire d’incrédulité] théorisée par le poète, critique et philosophe romantique Samuel Taylor Coleridge en 1817. En synthétisant à l'extrême, sa question de départ pourrait être « Pourquoi des œuvres de fiction dont nous savons éperdument qu’elles ne sont pas vraies, voire totalement irréalistes ou irrationnelles, nous touchent-elles à ce point ? »

Ce mélange du populaire et du savant, du dit « facile » et du dit « expérimental » – qu’on retrouve aussi sous d’autres formes, qui pour le coup n’ont bien sûr plus rien à voir avec le sentimentalisme mélodramatique, chez Björk ou Animal Collective p.ex. – n’est pas un gage automatique d’intérêt ou de qualité. Il reste à analyser plus attentivement quelle est l’attitude de l’artiste, comment il définit et utilise son statut et, surtout, à écouter quelle musique cela produit. Par facilité, on pourrait – comme beaucoup – parler de Christophe comme d’un musicien en équilibre instable, sur le fil, de sa prise de risques, du précipice au dessus duquel il évolue… Je crois que c’est une vue romantisée et en partie fausse: Christophe a aujourd’hui acquis un tel statut et une telle aura, tant du côté du grand public grâce à ses hits des années soixante et septante, que du côté de ses pairs et de la critique grâce à ses disques plus récents qu’il n’est plus un funambule sans filet de sécurité. Il peut glisser mais il ne s’écrasera pas au sol. Quelques dizaines ou centaines de main se tendront vers lui pour le rattraper dans sa chute. Mais, cela n’enlève rien à son mérite. Parce que, contrairement à d’autres musiciens bénéficiant du même type d’armure symbolique que lui, il assume la responsabilité liée à sa position privilégiée. Plutôt que sur le fil et en équilibre instable, Christophe dépasse les limites, sort carrément de la route, se salit les mains dans les bas-côtés et ne renie pas les images et les sons à priori les plus « craignos » et les moins musicalement corrects… Il kidnappe la chanson française pour l’emmener dans un no man’s land encore à défricher, dans son monde à lui, entre fiction et réalité, souvenirs et fantasmes, inventions poétiques et réappropriations de clichés éculés.

« Aimer ce que nous sommes » est un album complexe et contradictoire, dans sa fabrication comme dans son résultat. Il ne se résume pas aux Voyageurs du train, c-à-d à son interminable générique lu en fin de disque par Daniel Filipachi. Cet album est certes une super production (des sessions d’enregistrement en studio à Paris, Séville et Londres, d’octobre 2006 à août 2007, un orchestre à cordes, des musiciens andalous, un casting chic et éclectique… ) mais c’est aussi un disque à la première personne du singulier, d’abord concocté et mijoté avec patience (sept ans se sont écoulés depuis « Comm’ si la terre penchait ») par Christophe dans son home studio de Montparnasse, cette grande pièce ogivale largement ouverte sur la ville, la rue et les allers et venues de ses contemporains.

Les femmes sont omniprésentes dans ces parages, « devant ou derrière la caméra » (Christophe aime parler de ses derniers disques comme de films, de leur processus d'enregistrement comme de tournages… ). Réelles et fictionnelles, en personnages à l’avant-plan des paroles des chansons mais aussi parolières, voix parlantes ou musiciennes.  D’Isabelle Adjani et Marie Möör à Pamelia Kurstin, virtuose du theremin repérée au sein de Barbez et sur son disque solo sur Tzadik ;  femme de vingt-deux ans (Sara Forestier, actrice de « L’Esquive » et née en 1986) et femme de cent ans (Denise Colomb, photographe née en 1902 et morte en 2004). Naissant dans les arpèges de piano et les zébrures synthétiques, le morceau It Must Be a Sign qui laisse la place à la voix fragile de la vieille photographe (qui évoque sa proximité avec Antonin Artaud et avec la jeune actrice Colette Thomas qui en 1947, un an avant la mort du poète, sombra elle aussi dans la folie) avant de monter dans les envolées de cordes et les chœurs d’enfants puis de se désintégrer en poussières sonore est un des grands moments de l’album.

Autre personnage-clé de cet album, présence quasi vivante et peut-être féminine dans l’esprit du noctambule Christophe : la Nuit. Elle illumine en tirant vers le noir (« l’obscurité est la lumière des fous, hein ? ») les plus beaux morceaux de ce disque. « Mal comme / Oui, oui, mal comme / Brûler ses yeux sur la lumière / Et tout au bout du jour / Quand il décline / Quand moi je me ranime » (Mal comme). « Panorama / ombre de vie / c’est Berlin, la nuit » (Panorama de Berlin, librement inspiré par le film « Portier de nuit » de Liliana Cavani avec Dirk Bogarde et Charlotte Rampling). « Courir la nuit / Après son ombre / Et changer sa vie » (l’intimiste Lita). « L’infini je sais / c’est presque rien / Et ça se finit / Au petit matin » (Parle lui de moi). Sans oublier la quasi programmatique profession de foi « Les portes de la nuit ne sont jamais fermées à clef » sur l’enlevé et quasi « flashy » Tonight Tonight.

Au niveau des textes et de la diction – surtout à l’écoute, sans le recours à la lecture du livret de paroles – bienvenue dans le monde des trois cent trente trois points de suspension. Le morceau Interview de… [trois points de suspension] est tout entier construit sur la mise en tension entre des microponctions d’interviews de Christophe focalisées sur les hésitations, les euh, le souffle, les respirations… et de grosses guitares blues pas hésitantes pour un sou. Tandis que le morceau d’ouverture Wo wo wo wo se clôt sur un « Je lui dirai / Je lui dirai / Je lui dirai… » dont les trois points de suspension finaux ne seront jamais explicités. A l’image d’une grande partie des paroles de ce disque, par ailleurs chantées ou dites à différents niveaux d’intelligibilité (mixées à l’avant plan ou chuchotées à l’arrière, perdues dans la masse orchestrale ou, au contraire, dépouillées sur un simple tapis de notes de piano… ), qui ne surlignent pas le sens et laissent à l’auditeur le plaisir d’en capter d’autres reflets, d’autres nuances et d’y projeter d’autres hypothèses à chacune de ses écoutes.

Si j’aime autant Christophe en général, c’est aussi parce que j’ai depuis longtemps la conviction que pour vieillir en étant de plus en plus en accord avec nous-mêmes, il ne faut pas hésiter à nous frotter à ce qu’ont à nous raconter des humains qui sont a priori éloignés de nous (sociologiquement, géographiquement, historiquement). Voir un mélodrame bengali de Ritwik Ghatak ou un film muet de Jean Epstein ou Jean Grémillon sur des pêcheurs bretons des années vingt m’aide plus à me construire que toute la filmographie d’Hal Hartley ou d’Arnaud Desplechin. Ce n’est pas le personnage – un peu clinquant, un peu légendaire, un peu mythifié – de Christophe tel que vendu par sa firme de disques et la presse musicale qui m’intéresse mais sa musique, et cet autre personnage – proche du précédent mais quand même différent – que lui-même construit à travers ses chansons. Ce qui inclut naturellement sa singulière présence à la fois distante, hiératique et sincère sur scène. En bref, ce n’est pas que Christophe ait collectionné les belles voitures italiennes – et les contraventions et retraits de permis pour excès de vitesse –, les juke-boxes et qu’il boive du champagne dans des lieux inaccessibles de la nuit parisienne qui me le rend proche ou précieux. Pour moi, aimer Christophe c’est aussi « aimer ce que je ne suis pas ».

Philippe Delvosalle

 

 

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